Shiau-Ting Hung / Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 / France
Ying Chen est une romancière, poète, essayiste canadienne d’origine chinoise. Née à Shanghai (Chine), elle obtient un diplôme de langue et littérature françaises à l’Université Fudan en 1983, puis quitte la Chine en 1989 pour Montréal. Publiant ses œuvres en langue française, Ying Chen est souvent étiquetée comme « écrivaine québécoise ». Le parcours de l’écrivaine et son choix d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne suscitent de nombreuses discussions dans les études sur la littérature migrante ainsi qu’au sein des recherches consacrées aux écritures de la diaspora.
Ses premiers romans, La mémoire de l’eau, Les lettres chinoises, L’ingratitude, présentent des personnages éloignés de leur pays natal ou même de la vie terrestre. Ces personnages sont souvent tiraillés entre le passé et le présent, entre la nostalgie d’une vie antérieure et le désir d’une nouvelle naissance. Dans les romans publiés par la suite, tels que L’immobile, Le champ dans la mer, le temps romanesque semble s’éloigner de plus en plus de la temporalité réelle. Nous y retrouvons des personnages qui s’émancipent de la frontière entre la vie et la mort, entre le présent et le passé. Dans les publications qui suivent, Querelle d’un squelette avec son double, Le mangeur, L’enfant à ma porte, le récit romanesque franchit les limites de l’espace spatio-temporel et du corps mortel.
Publié en 2003, le roman Espèces marque une nouvelle étape dans l’écriture de Ying Chen, une étape où s’effacent les indications ethniques des personnages ainsi que les repères temporels et géographiques qui pourraient rattacher la fiction au monde réel. Espèces évoque la métamorphose d’un être humain en animal. Le texte débute par un face-à-face entre la narratrice et son mari, qui est une invitation à entrer dans l’espace privé à l’intérieur d’une maison. Ce face-à-face fonctionne sur le mode de la mise à nu de la femme qui se débarrasse de ses habits et quitte la maison pour devenir animal par la suite.
Je m’intéresse ici au récit romanesque comme épreuve de la métamorphose du personnage. Dans Espèces, le motif de métamorphose consiste à figer une frontière entre l’humain et l’animal, entre la femme et le chat qu’elle est devenue. La différence des espèces vient naturellement déterminer le rapport de force entre l’homme et l’animal, au sens à la fois propre et figuré. La notion de femme disparaît du plan narratif ainsi que son rapport social au monde romanesque. L’émergence de l’identité du personnage en tant qu’animal fait apparaître une double dissociation, d’abord celle de la narratrice en tant que sujet parlant avec le rôle qu’elle assume, et aussi celle du sujet humain avec le sujet félin qu’il est devenu. La narratrice transformée en chat, malgré sa mémoire vivace de la vie humaine, ne manifeste aucune nostalgie envers cette identité absente de son monde actuel : « L’avantage de ma transformation est donc évident. Je suis devenue presque muette, pas du tout audiovisuelle. L’humanité est encore supportable pour nous les chats, parce que nous ne l’écoutons plus, nous la regardons à peine. » (Chen, 2010, p. 9)
L’évocation d’un « nous », parue dès le premier chapitre du roman, a pour effet de soulager l’angoisse que cause la métamorphose de la narratrice en une chatte. Cette métamorphose devient un changement favorable pour la narratrice :
Hier, quand j’ai quitté la maison, j’y ai laissé mes habits qui étaient ma seule fortune. Plus important que moi-même ; me représentant et me remplaçant, les habits déterminent l’aspect de mon corps en trichant, en étaient devenu l’extension, attiraient l’attention bien plus que moi, que mon corps, que mes paroles. (Chen, 2010, p. 10)
La métamorphose de la femme en animal est un prétexte à la mise à nu de la narratrice. Cette mise à nu révèle les mensonges tissés autour de ses habits qui étaient devenus l’extension de son corps. Ce qui importe ici, c’est la narratrice comme animal qui se distingue de la femme absente, toujours en se référant à elle en tant que « moi ».
Peut-on associer la nécessité d’une métamorphose pour la narratrice dans Espèces avec la métaphorisation des contradictions impossibles à résoudre dans le temps et la distance, comme c’est le cas pour les personnages dans Les lettres chinoises et Immobile ? Il ne s’agit plus d’un personnage qui rêve de quitter le lieu où il se situe, ou d’une narratrice nostalgique de son pays d’origine. Dans Espèces, le temps présent du monde romanesque emmène le corps actuel de chat de la narratrice dans un monde qui ne diffère que par le temps narratif. L’absence d’indications géographiques et temporelles qui caractérise les écrits de Ying Chen laisse place à un espace hanté par la métamorphose d’une femme anonyme en animal, un espace entre la narration à la première personne et le nulle part d’un lieu indéterminé de la fiction.
Dans cet article, je vais aborder la construction de l’identité du sujet romanesque, l’enjeu de la métamorphose et la notion de dualité qui représentent des thèmes récurrents dans Espèces et dans les autres textes de Ying Chen. Je m’intéresse à cette notion de dualité au sein de la conception de soi dans le discours philosophique et féministe, à travers des distinctions entre le passé et le présent, le temps réel et le temps de mémoire. À ces distinctions, j’ajouterai celle entre l’ici et l’ailleurs.
Dans Espèces, la narratrice ne mentionne aucun nom précis. Son mari est simplement dénommé par la lettre A., il nous est indiqué qu’il exerce la profession d’archéologue et de professeur. Depuis la disparition de sa femme, ce dernier ne semble ressentir aucune altération à la routine de sa vie. Ainsi, la métamorphose de la narratrice s’accomplit le plus naturellement possible, sans que ne soit fournie aucune explication de cause. La narratrice insiste sur le fait que cette nouvelle vie, sans conflit, sans la présence de sa femme, convient bien au personnage A. :
On dirait qu’il ne lui manque rien, qu’il n’est en deuil de rien, que la vie qu’il mène en ce moment sans moi n’est de toute façon pas très différente de celle qu’il a menée auparavant. Ou bien cette nouvelle vie sans conflit sans ma présence oppressante, est ce qu’il souhaite depuis longtemps. (Chen, 2010, p. 98)
La voix narratrice est celle de la femme tandis que la personne qui parle ici est la personne absente, celle qui s’est transformée en chat. La protagoniste a entamé un récit à propos de sa vie individuelle par la formulation d’une causalité qui renvoie à un être muet tant dans son milieu domestique que dans le monde où elle se situe. Le fait qu’elle devient un animal instaure la raison légitime d’une vie meilleure et plus idéale qu’avant tant pour elle-même que pour les autres :
Ce n’est pas parce qu’il m’aime plus que la copine. Mais qu’un engagement avec moi est une chose facile, ne lui coûte presque rien, n’a aucune signification légale, ne comporte aucun risque de perte ou de procès pour lui, implique une responsabilité minimale envers moi, sinon nulle. Cela fait de notre race un substitut de compagnon idéal. (Chen, 2010, p. 198)
La singularité du roman Espèces par rapport aux autres œuvres de Ying Chen, réside dans l’évolution du personnage principal et le contexte romanesque. La romancière avait confirmé son intention de créer un personnage qui ne soit plus captif des contraintes temporelles et spatiales (Thibeault-Bérubé, 2008, pp. 262-263). Avant d’entamer l’analyse du texte, il est essentiel d’aborder la notion de dualité, particulièrement remarquable dans le monde romanesque de Ying Chen. Il convient de présenter les critiques sur les écrits de Ying Chen puis de se focaliser sur l’évolution dans Espèces qui est notre objet d’étude.
Dans le monde romanesque de Ying Chen, le personnage principal apparait souvent comme sujet captif de l’entre-deux (mondes). Christine Lorre compare Mangeur avec les trois romans précédents de l’auteure :Immobile, Le Champ dans la mer et Querelle d’un squelette avec son double. Elle souligne que la narratrice vit à la fois dans un monde réel et un monde imaginaire et défend l’idée d’une dualité du personnage qui se manifeste de manière récurrente dans les écrits de Ying Chen. La séparation du réel et de l’imaginaire se matérialise par le surgissement d’un univers parallèle, qui contribue à l’énonciation d’un « je » divisé en deux ou pluriel :
Mais cette narratrice vit dans au moins deux mondes à la fois : d’une part, un monde réel, quotidien, celui de sa vie maritale, avec son époux nommé simplement « A » et d’autre part, le monde imaginaire de ses rêves qui, le temps du récit, prennent l’allure d’un univers parallèle presque aussi vrai que le premier, et où le sujet est en errance, en exil. Cette dualité du sujet laisse entrevoir un « je » divisé, pluriel, profond. (Lorre, 2009, p. 19)
Silvie Bernier retrouve « des métaphores de l’enracinement et de l’envol, du poids de la gravité et de l’attraction du néant » dans La mémoire de l’eau et Immobile (Bernier, 1999, p. 117). Rosalind Silverson (2007) observe des « distinctions binaires confuses »[1] et « un processus préoccupant et résignifiant les fragments de l’identité double »[2] dans les écrits de Ying Chen. Elle conteste que cela « évite le paradigme favorisé par la condition culturelle de “ni/or” ».[3]
Ainsi, Gabrielle Parker (2012, pp. 75-76) montre que Ying Chen fait appel au Zeitgeist[4] de la littérature migrante en Québec. Elle souligne également que les métaphores de l’eau, l’enjeu de la mort du personnage et l’effet d’exil correspondent à ce que Robert Berrouët-Oriol explicite comme « la notion de processus » dans les écritures migrantes, mettant en question « l’unicité des référents culturels et identitaires », qui constituent « un courant d’hybridité culturelle […] » (Berrouët-Oriol, 1986-1987, pp. 20-21).
Dans un autre article, Janet M. Paterson tente, quant à elle, d’analyser la question de la construction du sujet migrant au sein de la littérature contemporaine. Elle distingue la construction du sujet selon trois axes différents : postmoderne, migrant, et transnational. L’auteure s’inspire de la recherche d’Éric Landowski et ses discours sur la construction identitaire (Landowski, 1997, p. 91) qui expliquent que la construction identitaire est déterminée par les procédures de spatialisation et temporalisation (Paterson, 2009, p. 11). Ying Chen est mentionnée dans l’article de Janet M. Paterson comme un exemple du troisième axe textuel du genre de la littérature transnationale. L’auteure fait ainsi les distinctions suivantes : « on est bien loin dans ces constats des entre-deux, des no man’s land décrits dans de nombreux textes migrants. On est encore plus loin d’une écriture de la perte et de la dépossession »[5] (Paterson, 2009, p. 16).
Dans la mesure où Espèces met en œuvre la métamorphose radicale du sujet de l’espèce humaine vers l’espèce animale, la narratrice ne se situe plus dans les registres identitaires parus dans les anciens textes de Ying Chen. Cela dit, on ne trouve plus dans Espèces le paradigme du sujet romanesque qui reste attaché d’une manière sentimentale ou nostalgique à son pays natal, ni le sujet transnational qui se définit par son nouveau rapport à l’espace où il se situe à présent. Il s’agit d’un sujet qui se débarrasse de tous ces registres identitaires évoqués auparavant et qui se définit, plus ou moins, par sa propre métamorphose. Ce sujet romanesque dans Espèces fait émerger le nouveau rapport avec l’espace à travers la construction d’une nouvelle identité. Nous ne sommes plus dans l’élaboration du sujet migrant qui est lié à un lieu d’origine. Le sujet migrant est sorti désormais de son ancien royaume rempli de métaphores du pays natal. La figure de la femme qui quitte la maison et revient sous forme animale, libre et insouciante du passé, devient « un compagnon idéal » pour le personnage A.
Les récits nous apprennent que la vie du personnage féminin avec son mari était loin d’être heureuse. La narratrice, anonyme et silencieuse, dit être piégée dans son foyer, isolée du monde extérieur. Il convient de se rappeler que la narratrice ou le personnage principal dans Espèces n’édifie plus un sujet qui se situe dans un lieu nommé, un pays précis, comme dans Les lettres chinoises ou L’ingratitude, ni un sujet exilé au sens propre et métaphorique comme dans Immobile et Le Champs dans la mer. Si cela n’est pas évoqué à travers un exil géographique ou transnational, une errance entre la vie présente et la mort, cela se manifeste dans la métamorphose corporelle qui renvoie le personnage à l’état où le devenir-animal empiète sur son être humain. Dans ce roman, la narratrice dépasse même les contraintes relatives à l’identité personnelle. Son errance semble commencer avec sa métamorphose en animal. Cela nous incite à une nouvelle formulation du thème de l’exil dans l’écriture de Ying Chen. L’errance peut conduire à la dépossession du corps, et par voie de conséquence, offrir la liberté de voyager entre deux mondes.
Dès lors, nous pouvons comprendre l’analyse de Noëlle Sorin, « [s]i le thème de l’exil n’est pas au centre de tous les romans de Ying Chen, aucun n’y échappe totalement si ce n’est dans son expression métaphorique » (Sorin, 2003). Dans le même article, Noëlle Sorin s’interroge sur la métaphore de l’eau qui se présente d’une manière récurrente chez Ying Chen, elle fait le point sur le problème identitaire symbolisé par la métaphorisation du « passage » entre deux mondes :
La métaphore de l’eau assure le passage entre ces deux mondes, la famille et la nation, et en atténue la fracture, mettant en cause à la fois l’attachement et l’arrachement aux racines ancestrales et posant le problème identitaire entre hier et aujourd’hui. (Sorin, 2003)
La métaphore de l’eau constitue un lien étroit à l’image de rivière chez Ying, qui est souvent représentée comme l’origine du personnage, ainsi que le passage dont Sorin parle ici.
Dans Espèces, ce passage est représenté par la métamorphose brutale de la narratrice en animal. La relation du sujet au temps (présent, passé) s’inscrit également dans la métamorphose de la narratrice. Il s’agit d’une opération fantastique qui ouvre le récit du roman Espèces sans se nourrir des éléments constitutifs de l’identité du sujet. Ainsi, la construction du sujet romanesque est marquée par le rejet d’une identité fondée sur des critères en termes de genre, d’espèce, ou de lieu d’origine, et qui se situe, malgré tout, dans l’écrin des souvenirs de son ancienne identité. On peut dire que ce rejet de l’identité déclenche souvent l’invention ou l’intervention d’un double du sujet romanesque dans les écrits de Ying Chen. La question identitaire dans son monde romanesque se pose ainsi par rapport à la dualité, ou plus précisément, de son rapport à la dualité. Pour résumer, les critiques citées précédemment sont issues de la discussion rigoureuse autour de la notion d’entre-deux. Les analyses impliquent certaines divergences entre l’interprétation de la dualité en tant que paradigme narratif et, l’élaboration de la diaspora comme les processus de localisation temporelle et spatiale qui s’inscrit dans les distinctions d’au moins deux sites différents. Dans le premier cadre, Silvie Bernier et Noëlle Sorin mettent l’accent sur la métaphore de l’eau et du passage, et examinent comment celles-ci construisent le paradigme narratif dans le récit romanesque. Christine Lorre défend l’idée que la dualité du personnage se manifeste souvent par la parution de l’être entre deux mondes : un monde du réel et un monde de l’illusion. Dans le deuxième cadre, Rosalind Silverson, Gabrielle Parker et Janet M. Paterson se raccrochent à la notion de processus dans leurs analyses sur les écrits de Ying Chen. Les analyses autour des questions de « passage », « mi-chemin », et de la transnationalité, nous permettent de comprendre la nécessité de la construction de l’autre au travers d’un ailleurs imaginaire ou inaccessible, au prisme de la mise et de la remise en cause de l’identité du personnage.
Si l’on considère que la narratrice-animale incarne, en quelque sorte, la conscience de la narratrice-humaine, et que cette dernière n’est pas tout à fait disparue, il devient alors finalement difficile d’identifier qui raconte. Si l’on admet la possibilité d’expliquer qu’il s’agit d’un monde possible pour que les deux espèces puissent coexister, on accepte le fait que la disparition de la femme est autant réaliste que métaphorique. La narratrice dans Espèces n’évoque plus l’arrachement aux racines ethniques ou nationales et la représentation de transnationalisme ne se constitue pas non plus dans le cadre de l’institution entre deux nations ou plusieurs communautés de différents milieux nationaux. Ces questions sont remplacées par la traversée métaphorique d’un ailleurs mystérieux fondé sur le discours romanesque.
La notion d’exil dans les écrits de Ying Chen peut être ainsi élaborée autour de débats récurrents sur la question d’entre-deux. Étant donné que la dualité des mondes ne garantit pas forcément une mise en œuvre d’un troisième, ou d’une pluralité des mondes, la notion d’exil consiste en cet ailleurs invraisemblable dans le monde de fiction créé par Ying Chen. Hormis l’élaboration d’un ailleurs, l’illusion d’une existence fantomatique se produit souvent à travers la construction de ce qui n’est pas ici et qui serait présent autrement par rapport à ce qui est ici. La question du sujet dans le monde romanesque se définit en fonction de l’absence ou de la présence du sujet romanesque. Le monde romanesque n’est pas celui où tout finit mais celui où tout change. Ce changement n’est pas le fait d’un suicide ou de la mort du personnage mais le produit d’une modification radicale de l’identité. La présence et l’absence font ici cause commune.
L’identité du sujet réellement ou métaphoriquement déformée au cours de l’exil soit vers un autre lieu soit sous une autre forme morphologique devient une notion trouble dans les écrits de Ying Chen. Ce trouble résulte de l’état d’absence du personnage. Une fois formulée dans les discours romanesques, cette absence ne peut plus s’exprimer puisque le sujet devient une forme existante dans le récit. Énoncée par les discours, la construction du « je » suscitera les paradoxes qui mettront en question celle-ci.
Dès l’ouverture du roman, la narratrice annonce sa propre disparition, elle s’entête à déclarer : « C’était une naissance, un pur hasard. Je n’ai rien eu à faire, pas eu l’occasion de choisir » (Chen, 2010, p. 8). Fruit du pur hasard, cette naissance va éliminer ses facultés humaines : la faculté du langage et celle de raisonner (Chen, 2010, p. 38). Tout cela est pourtant exprimé d’une manière paradoxale dans la mesure où la narratrice continue de parler et de se rappeler son passé. Pour la première fois dans l’écriture de Ying Chen, l’auteure donne voix à un protagoniste animal et ce n’est qu’en empruntant ce sujet animal que la narratrice disparue parle. La perte des facultés humaines s’accompagne du bénéfice que procure la vue appropriée d’un animal doté de quatre pattes. Désormais, sa « vie d’aujourd’hui se mesure autrement » (Chen, 2010, p. 34), les chapitres qui suivent le début stupéfiant du roman reconstituent ainsi les perspectives de la narratrice à l’égard du monde après sa nouvelle naissance. Cela change également son regard envers A. :
Il n’a plus, à mes yeux, ni défaut ni qualité, mais rien que du pouvoir.
Son pouvoir de représenter, dans cette maison, une espèce qui m’est devenue indifférente, dont l’extrême complexité mentale ne me dit plus rien, pour laquelle j’ai perdu mes critères de jugement de la même façon que je côtoie les autres espèces, avec ni plus ni moins de considération que pour des fourmis par exemple, sans exaltation ni exigence de son animosité et de son raffinement. (Chen, 2010, p. 117)
La transformation du sujet intervient en tant qu’élément de suspens. À la fin du roman, la narratrice retrouve son identité humaine, le récit ne peut se poursuivre que par la reprise de parole de l’énonciateur en tant que femme.
La nuit dernière était sans lune. J’ai couru à toute vitesse dans la ville, passant d’une ruelle à l’autre. Je sais que je me transforme dans le temps. Quand enfin j’ai ralenti le pas, je me suis trouvée en train de me promener nue, en pleine rue. Heureusement les fenêtres étaient fermées, tout le monde dormait. (Chen, 2010, p. 209)
La métamorphose prend fin à l’errance de la narratrice en pleine rue. La remise à nu du personnage renvoie le récit au retour de la femme à la maison. L’hésitation entre le réel et l’illusion est évoquée encore une fois à la fin du roman :
Nous restons longtemps à nous regarder en silence, lui sur la dernière marche de l’escalier, moi, appuyée d’une main au dossier du fauteuil, dans notre maison en ce moment éclairée seulement par une lueur d’aube faible, comme dans une scène de retrouvailles non pas de cette vie, mais dans une vie somnambulique, fantomatique, où les personnages, à peine réveillés, figés sur place, retenus par une force invisible, et ne pouvons s’approcher l’un de l’autre malgré leurs efforts, écarquillent les yeux et tentent de mieux saisir, à distance, la réalité de l’autre. (Chen, 2010, p. 211-212)
L’enjeu de métamorphose réside dans le processus d’identification qui transparaît dans les discours à la première personne. La relation entre un individu et un autre ou les autres implique la fabrication d’une identité sur la base de la perception réciproque, inscrite dans le contexte à partir duquel celle-ci s’édifie. Le personnage semble avoir la capacité de composer un récit de soi construit par la nécessité d’un « autre » qui représente la complétude identitaire du personnage. L’expression du sujet constitue-t-elle le principe de la formation d’une relation avec les autres ou avec l’« autre » ?[6]
Nous avons abordé dans le roman de Ying Chen, son attachement à la notion de dualité dans son œuvre, l’emploi et la reconstitution des métaphores classiques de la diaspora dans son monde romanesque. Il convient de rajouter un point qui est souvent abordé par les critiques concernant son choix d’écrire et publier en une langue qui n’est pas la sienne, c’est-à-dire celle avec laquelle elle a grandi. Il me semble pertinent de revenir sur cette question afin d’examiner l’identification du sujet parlant qui raconte sa propre métamorphose dans le monde romanesque. Dans le traitement de Judith Butler sur le sujet et son rapport à la langue, son point d’appui se manifeste par la confrontation entre « moi » et « objet opposé à moi » :
Consider that the use of language is itself enabled by first having been called a name, the occupation of the name is that by which one is, quite without choice, situated within discourse. This “I”, which is produced through the accumulation and convergence of such “calls”, cannot extract itself from the historicity of that chain or raise itself up and confront that chain as if it were an object opposed to me, which is not me, but only what others have made of me […]. (Butler, 1993, p. 122)
Les analyses de Judith Butler nous invitent à réfléchir sur le pouvoir d’agir dans la formulation discursive (Butler, 2003). Le fait de se situer « au sein du discours » fait écho à la situation des personnages en tant que sujets nommés. La capacité d’être nommé(e) renvoie à celle d’être fragile, visible, identifiable :
This field of perceptible reality is one in which the notion of the recognizable human is formed and maintained over and against what cannot be named or regarded as the human — a figure of the non-human that holds the place of the human that negatively determines and potentially unsettles the recognizably human. (Butler, 2010, p. 64)
Si Judith Butler soutient l’identité comme l’être au sein du discours, et que l’explicitation même de l’identité par le discours équivaut à sa disparition, Paul Ricœur rajoute, dans ses réflexions portant sur le même sujet, que l’identité se compose et se recompose sans fin face à la multiplicité du récit de soi. Dans la pensée de Paul Ricœur, la construction de l’identité signifie aussi le devenir du sujet comptable qui répond aux appels de l’Autre. Dans la préface de son œuvre Soi-même comme un autre, Ricœur met l’accent sur la restriction grammaticale de « soi », telle qu’elle est soulignée par le pronom réfléchi de la troisième personne. Quant au sujet qui « se désigne soi-même (Ricœur, 1990, p. 12) », nous pouvons identifier les êtres d’entre-deux ainsi que l’être de la métamorphose qui fictionnalise une construction identitaire d’un sujet comparable à l’autre en tant que « même », mais pas pour autant « identique ». Sur ce point précis, les féministes qui argumentent que le soi d’un sujet consiste à l’articulation au sein du langage seront plus ou moins d’accord avec Ricœur.[7] Une autre féministe, Rosi Braidotti, quant à elle, défend la multiplicité du soi en tant que sujet parlant qui raconte sa propre histoire (The speaking “I”) (Braidotti, 2011, p. 199) à travers le discours transformatif de soi :
Given the nondialectical structure of advanced globalized societies, however, the center-margin relation is neither fixed nor unitary, but rather floating and multilocated. These complex in-between states of social immobility and stages of transit are crucial in that they challenge the established modes of theoretical representation and ask for an extra effort on the part of the social and cultural critic. Cartographic maps of multiple belonging and of power relations can help identify possible sites and strategies of resistance. A figuration is a living map, a transformative account of the self; it is no metaphor. (Braidotti, 2011, p. 10)
Dans le chapitre intitulé « Contre les métaphores »,[8] Rosi Braidotti souligne que les multiples figurations du sujet correspondent au personnage conceptuel au sens deleuzien,[9] pour qui ces figurations peuvent susciter les possibilités créatives afin de modifier la position du sujet dominant (Braidotti, 2011, p. 11). Le processus de devenir l’autre, selon l’explication de Braidotti, bâtit un exemple de sujet nomadique, conformément à la pensée deleuzienne. Elle rajoute que cette figuration du sujet nomadique ne dépeint ainsi pas de métaphore mais des outils transformatifs qui permettent « des métamorphoses progressives du sujet afin qu’il s’éloigne du programme désigné par le format phallogocentrique ».[10]
Dans Espèces, le sujet parlant s’est transformé en chat et, il peut s’adresser à la femme disparue au titre d’une autre personne. Dans le même temps, cette instance se réfère toujours à elle-même comme à une autre personne puisqu’elle n’est plus ce qu’elle était. Ce paradoxe permet de montrer les effets du discours dans le récit de métamorphose. Cela caractérise également un changement du rapport de soi à l’autre et la mise à l’écart du réel dans lequel se situe la narratrice. Le changement dont on parle s’offre le pouvoir du discours, qui se distingue du récit de soi fondé sur les métaphores classiques dans les écrits migrants. La mise en tension du réel dans le récit a ainsi pour effet une distinction entre les métaphores classiques du sujet migrant et les discours qui les rejettent. D’un côté, il s’agit d’un espace privé et d’un état d’isolement pour la femme, de l’autre côté il s’agit d’un animal pour qui aucune métaphore ne semblerait plus légitime comme telle. Ceci fait ériger un rejet des métaphores classiques par voie d’altération d’identité.
Quand nous parlons du rapport de soi à l’autre au sens propre, la question qui se pose de manière récurrente est : comment entrer en relation et vivre en symbiose avec l’autre ? Le texte soulève une question différente : comment entrer en relation et vivre en symbiose avec soi en tant qu’autre ? Il ne s’agit pas de cette recherche d’anthropocentrisme occidental qui considère que l’homme et l’animal sont deux choses distinctes, ni d’une histoire classique de métamorphose comme celle parue dans les textes anciens chinois des Chroniques de l’étrange de Pu Songling, dans lesquels l’animal se transforme en femme, séduit l’homme et l’épouse en fin de conte (ou en début de conte), témoignant souvent de la volonté d’assister à la réussite de l’homme.
Dans un autre livre, La lenteur des montagnes, paru après la publication d’Espèces, Ying Chen s’exprime sous forme d’une longue lettre adressée à son fils, et partage ses pensées à l’égard de la langue de son origine, et de la philosophie chinoise sur le rapport et la distinction entre le soi et l’autre. Elle parle d’un ancien texte chinois, Yi Jing. À son avis, la pensée de Paul Valéry est plus proche de l’esprit de Yi Jing. Elle dit, « [l]a mémoire, selon lui, est “d’essence corporelle”, liée à la forme, sous condition de la “répétabilité” » (Chen, 2014, p. 17). Dans un autre passage de ce livre, elle reprend cette formulation sur la vacuité de la vie, de l’identité et du corps :
Le corps, comme l’individu, la collectivité, l’espèce et toute chose vivace dans ce monde, est destiné à perdre sa forme, son intégrité et son éclat, à devenir poussière. C’est la résistance à cette loi qui cause de la douleur et le besoin de normes, de codes et d’identités.
Et puis, la langue n’est pas tout. (Chen, 2014, p. 93)
Sans l’évocation de la consistance identitaire entre la narratrice-humaine et la narratrice-animale, nous ne pourrions supposer l’existence de la narratrice-humaine en tant que même personne dans Espèces. L’identité de la narratrice surgit uniquement à partir de la consistance de mémoire du personnage. Si l’on considère que la narratrice-humaine est morte ou disparue, le fait que la narratrice-animale mémorise une autre vie d’un être humain apparaît douteux et paradoxal.
Cette évocation de la mémoire (personnelle) et son importance au sujet rejoignent la notion d’identité au sens lockéen. Ying Chen souligne toutefois que la mémoire peut se transformer au fur et à mesure lorsque notre vie change et que « […] nous devons sans cesse traduire, interpréter et réinventer notre vieille mémoire collective, mais nous ne sommes pas plus certains de notre mémoire personnelle et récente » (Chen, 2014, p. 18). Elle dit :
Si chaque pays est une rivière, lorsque nous quittons l’une pour rejoindre l’autre, nous ne sommes plus une simple goutte d’eau, nous sommes transformés en pierres et ne pouvons facilement nous y conformer. On sait très bien que l’intégration de la première et parfois même celle de la seconde génération est douloureuse et, au final, impossible. (…) C’est qu’il est facile de laisser les autres être les autres, il est déstabilisant et effrayant d’imaginer que l’autre puisse aussi être nous. Le mot autre prononcé par « nous » est froid, il exclut. (Chen, 2014, p. 40)
La frontière entre nous et les autres qui n’est qu’une construction, peut être défaite, dans la même logique de construction de l’identité des textes de Ying Chen. L’identité du sujet se définit et se redéfinit par le récit de soi du sujet de la fiction, par rapport à sa vie vécue auparavant en tant qu’humain, comme épreuve de passage de l’humain à l’animal, de la mort à la nouvelle naissance, du même à l’autre, de l’ici à l’ailleurs, et de l’identique à la répétition de l’identique. En fin de compte, cette identité semble vouloir échapper à toute définition.
La mise en contexte du changement de lieux et du passage entre les lieux est susceptible de constituer une métaphore à la base des origines du sujet romanesque. La fusion entre le réel et les métaphores du réel dans la fiction s’accomplit hors de et au sein du contexte romanesque grâce à ce suspens identitaire qui résulte de la métamorphose. Si la métamorphose procède de la reconstitution identitaire, la diaspora relève de l’exclusion du sujet de son lieu d’origine. Il est poussé vers l’inconnu, l’incertitude, la mobilité et/ou l’indéfinissable : demeurer et partir pour l’ailleurs. L’exil n’évoque pas simplement un ailleurs, mais aussi métaphorise l’ici. De même, l’élaboration de la métamorphose et des métamorphoses induit une défamiliarisation du milieu originel. La défamiliarisation se manifeste par la reconnaissance identitaire d’une tierce personne de la part du personnage, ou du personnage pour cette personne.
Comme le motif de la métamorphose coexiste souvent avec celui de l’exil (réel ou métaphorique), la métamorphose contribue à l’énonciation de soi à travers la différenciation du sujet énonciateur de l’autre personnage ou de soi-même. La coexistence de la métamorphose et de l’exil dans un plan narratif constitue des opportunités d’hybridation d’identité et de ses métamorphoses. L’attente ou l’angoisse de devenir une autre personne que soi-même est problématisée par l’évocation du pronom réflexif dans les discours du personnage. Le sujet de la fiction utilise les circuits du corps pour renouveler la connaissance et la mémoire de l’étranger sans se préoccuper du contexte originel. Le devenir soi-même (ou un autre) est élaboré par la quête identitaire, ou au contraire, la fuite de cette quête, il défamiliarise et mobilise le sujet parlant sans l’obliger à s’exclure de son propre récit de l’identité.
[1] Je traduis, « blurring binary distinctions ».
[2] Je traduis, « ongoing process of reoccupying and resignifying fragments of a double identity ».
[3] Je traduis, « eschews the ‘either/or’ paradigm in favour of the condition of cultural ».
[4] Parker argumente que « la venue de Ying Chen à l’écriture a coïncidé, en même temps et lieu, avec un Zeitgeist », comme la thématique dans les romans de l’écrivaine semble appartenir à un courant littéraire spécifique au Québec, c’est à dire celui de la littérature migrante.
[5] Ses analyses portent sur les principes du sujet transnational : « Il rejette la notion d’une identité formée à partir des critères de race ou de lieu d’origine au profit d’une identité complexe, mouvante souvent multiculturelle et hors de l’enclos des souvenirs. » Elle souligne aussi, plus bas dans la même page en prenant Ying Chen et Joël des Rosiers comme exemples de la littérature québécoise, qui « représentent des exemples éclatants du transnationalisme parce qu’ils rejettent les prises de position identitaires de certains sujets migrants » (Paterson, 2009, p. 16).
[6] Je fais référence à ma thèse doctorale dans laquelle la question d’identité sous forme d’expression romanesque à travers l’enjeu de la métamorphose, est élaborée par le dialogue entre la pensée de Paul Ricœur et la pensée féministe. Voir Hung, Shiau-Ting. (2016). Identité en suspens et Métamorphose dans Garçons de cristal de Bai Xian-Yong, Espèces de Ying Chen et Middlesex de Jeffrey Eugenides.
[7] « The feminist self and the Ricœrian self thus, both articulate themselves into language ». (Halsema, 2013, p. 23).
[8] Je traduis, « Against Metaphors ».
[9] Réf. Deleuze, Gilles & Félix Guattari. 1991. Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Les éditions de minuit.
[10] Je traduis. Citation entière de la langue originelle : « Nomadic subjects are transformative tools that enact progressive metamorphoses of the subject away from the program set up in the phallogocentric format » (Braidotti, 2011, p. 11).