Sam Bourcier / Université de Lille / France
En voyant la photo choisie par Claire Lahuerta pour une journée d’études à Metz sur le rôle du récit de soi comme stratégie d’auto-émancipation et l’auto porn,[1] j’avais été frappé par la force, l’attitude de la fille au premier plan qui tirait la langue. J’ignorais qu’il s’agissait de Juan Florian Silva qui est un ami sur Paris. Je le vois souvent à la maison et dans les manifestations des putes parce qu’il milite au Strass avec Thierry Schaffauser qui est mon colocataire. Un jour, en passant à la maison, il m’a dit : « mais j’ai vu passer ce truc sur facebook, c’est moi ! » En voyant sa performance avec Koriangelis Brawns, à la soirée du SNAP (S.ex workers N.arratives A.rts & P.olitics)[2] le 3 novembre 2018, j’ai appris que c’était Marica, là en drag. Et en l’interviewant le lendemain pour le premier recueil d’archives orales que réalise le collectif Archives LGBTQI+[3] dont je fais partie, j’ai appris que Marica faisait partie d’un collectif en Colombie, les Miau qui réalisait des performances, des vidéos U tube et organisait des défilés et des concours de beauté trans. C’était avant que Juan ne quitte Bogota vu que s’il était resté en Colombie, il serait probablement mort assassiné. Pour avoir été un activiste LGBT visible et vocal ou pour ne pas avoir bénéficié des derniers traitements pour le VIH. Tout ça, je l’ai aussi appris, je l’ai vu, en regardant les images et les sous-titres qui défilaient sur l’écran de la scène du Point Ephémère. Ils racontaient leur vie, pendant que Kori maquillait Marica. Ce carambolage entre auto-récit, performance et histoire orale m’a amené à m’interroger sur le rôle de la performance dans la production d’archives ainsi que sur les politiques de la visibilité pour les minorités sexuelles, de genre et racisées.
On le sait, la performance rend public le privé qui est politique. Elle montre comment la frontière public/privé fait l’objet d’une reconstruction et d’une régulation permanente que contrecarrent les corps qui en ont fait les frais depuis le début de l’époque moderne. L’avènement de la subjectivation capitaliste, raccord avec l’individualisme possessif, a décollectivisé et décommunalisé les vies et les activités. La mise au travail, dans la bien nommée cellule familiale nucléaire, a relégué les femmes dans la sphère privée avec le contrôle de la sexualité qui va avec. L’invention de la mère-ménagère laborieuse, économe et vertueuse, à la fin du XIXe siècle, s’est faite par opposition à la femme publique, la pute débauchée mais séduisante parce qu’indépendante financièrement. A la même époque, la prolétaire urbaine a été sortie de l’usine et de la sphère du travail pour être reconfinée dans l’espace domestique pour y travailler gratuitement. La présence de la pute dans les rues et sur le marché sexuel s’est vue régulée. Son corps, contrôlé par la police et les médecins, est devenu passible de neuf mois de détention dans les hôpitaux-prisons de Londres et de Paris.
Bon nombre de performances féministes, queer, post-porn ou putes bien connues, de la Woman House à celles de Muestra Marrana,[4] en passant par Annie Sprinkle et pas mal de films des années 70, parlent de cette discipline des corps et de ce contrôle des populations, du « corps-espèce » comme disait Michel Foucault. Dans son Hardcore from the Heart,[5] les graphiques des pornstistics de Sprinkle sous forme de camemberts comparent son salaire hebdomadaire et le salaire moyen d’une femme américaine dans les années 80, ainsi que le nombre d’heures travaillées. Dans les années 90, Scarlot Harlot fait des performances de rue avec les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence de San Francisco et Act-Up pour protester contre le contrôle sanitaire et la restriction de la liberté de circuler des prostituées. Le film de Chantal Akerman sorti en 1975, Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles est le complément indispensable de la performance de Marta Roestler Semiotics of the Kitchen de la même année[6] en matière d’aliénation domestique. Delphine Seyrig y répète en temps réel les tâches ménagères quotidiennes : faire la cuisine, la vaisselle, etc. Dans la première version du scénario du film, elle récupérait le fric laissé sur la table par son mari tous les matins. Dans la deuxième version, Akerman la montre alternant travail ménager gratuit et travail du sexe rémunéré. Jeanne reçoit des clients l’après-midi pour pouvoir élever son fils après la mort de son mari. Comment mieux dire qu’elle s’est fait avoir par le salaire familial, suspendue qu’était sa vie matérielle au salaire de son mari pour toute la famille en échange de ses services gratuits (tout le travail de la reproduction) et d’une image de respectabilité ? Les performances du SNAP, et notamment celle de Juan Florian Silva et de Koriangelis Brawns, nous rappellent aussi qu’il y a toujours du collectif dans une histoire, une forme de vie ou un parcours politique a fortiori quand ils sont présentés sous un angle individualisant. La généalogie de cette performance nous le rappelle si besoin était. En effet, elle résulte aussi d’une démarche active de Marianne Chargois qui est à l’initiative du SNAP :
Je voulais trouver un moyen pour qu’il n’y ait pas uniquement des TDS blanches, cis, avec des papiers, visibles sur scène. Et en même temps je ne connaissais aucune performance existante en France par des TDS avec d’autres profils. J’ai donc cherché à Acceptess-T, avec l’aide de Giovanna Rincon, une personne qui serait intéressée pour qu’on travaille une performance autour de sa vie et de son parcours. C’est comme ça que j’ai rencontré Kori. Ensuite j’ai proposé à Juan, qui venait d’arriver au STRASS, de se joindre à nous. J’ai travaillé avec chacun·e d’elleux séparément, on est passé par plusieurs processus, on répétait chez moi, dans mon donjon, chez Juan. Et le fait que je finisse par choisir une forme film projeté durant la performance pour restituer leurs parcours venait aussi du fait qu’il fallait se plier aux contraintes du réel (peu de temps pour répéter, prendre en charge de mon côté de la majeure partie du travail pour les alléger au max et trouver une forme scénique simple, mais respectueuse de leurs récits). Voilà un peu comment s’est construite la forme et le récit présent dans la performance. Tout cela a été créé en collaboration avec le SNAP, car c’est justement l’objet du SNAP : pas juste de montrer des œuvres existantes, mais aussi de trouver des solutions pour créer, soutenir, des œuvres manquantes ».
Et puis, les performances ont aussi nourri la politique de la visibilité des années 80-90. La visibilité est un discours présent au SNAP, sachant que l’acronyme met clairement l’accent sur les politiques de la narration et du récit : S.ex W.orkers N.arratives, A.rts and P.olitics. La différence est importante car que veut dire être visible aujourd’hui ? De quelles formes de visibilité parle-t-on ? De celle produite par le coming out, les médias, l’état, les institutions et les entreprises, le visuel au sens large ou encore les archives ?[7]
Nous ne sommes plus dans les années 80, aux USA, où s’est affirmée une politique de la visibilité qui allait être copiée-collée en France à la fin des années 90. Celle qui a commencé avec le gay power et dont se sont emparés les politiques gaies réformistes dans le sillage de la révolution gaie des années 60, juste après Stonewall. Le Gay Liberation Front, STAR (Street Travestite Action Revolutionaries) et le Third World Gay Liberation ont dû laisser la place au GAA (la Gay Activist Alliance) qui ont fait du coming out un outil de publicisation de son orientation sexuelle, de « son homosexualité », une unidimensionnel et certainement pas intersectionnel, pour reprendre l’argument de Roderick A. Ferguson dans son dernier ouvrage One Dimensional Queer (2018). Aujourd’hui, la visibilité est gaiement produite par les états, les dites démocraties sexuelles avancées, les institutions, les régions, les mairies, les entreprises qui font dans le pinkwashing, le gay-friendliness, l’économie de la discrimination et donc dans le management des identités, autrement dit « le management de la diversité » et « l’inclusion ». Les LGBT, en fait les LG, les homonormatifs, la fraction blanche pas précaire de la dite communauté LGBT est de la partie. On verra jusque quand puisqu’en bonne extractiviste Marlène Schiappa, la secrétaire d’état chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et la lutte contre les discriminations dans le gouvernement Macron, a eu l’idée en 2019 de faire une marche des fiertés contre l’homophobie en Corse, toute seule, sans les associations gaies locales.[8] La mairie de Paris et les Archives Nationales ont tenté de faire en 2019[9] un centre d’archives LGBTQI sans les LGBTQI concernés en tout cas contre elleux. Les Out d’Or organisés par l’association des journalistes LGBT, l’AJL (L’association des journalistes lesbiennes, gaies bi et trans) qui s’inspire du GLAAD[10] états-unien, récompensent la visibilité produite par d’autres journalistes que leurs membres et d’autres supports que les supports communautaires LGBT. Ils s’auto-annulent par là même en se proposant de récompenser les médias straights qui offrent de la visibilité positive aux LGBT. Les TDS ne font pas partie des identités monitorées par l’organisation, pas plus qu’iels n’apparaissent dans les campagnes de lutte contre les discriminations étatiques ou institutionnelles.
Quand bien même la visibilité unidimensionnelle se suffirait à elle-même en tant qu’objectif politique ou représentationnel, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Empower (2018)de Marianne Chargois le dit bien. Le film fait le portrait de trois travailleuses du sexe militantes. Deux d’entre elles ne peuvent et ne souhaitent pas apparaître le visage à l’écran. Ce différentiel en termes d’accès à la visibilité, les putes et les trans*, les queer et les trans racisé·e·s en parlent depuis un bout de temps. De fait, iels ont un autre rapport au coming out et au passing mais aussi aux violences policières et à la violence administrative. Montrer son visage en tant que trans*, migrant·e, racisé·e, pute, sans papiers, c’est entrer dans le régime de surveillance qui vous traque, donner prise au profilage de la police et au juridique ou encore ne plus pouvoir travailler. Il n’est que de voir la différence de statut, pour reprendre un terme des réseaux sociaux, dans l’exhibition des violences en ligne. Les gays et les lesbiennes, mais surtout les gays, sont prompts à s’auto-publiciser en postant leurs visages tuméfiés. A s’exhiber comme preuve vivante de la violence homophobe. Ils ont une certaine chance. Tous les visages ne se valent pas. Vanessa Campos ne l’a pas eue. La communauté digitale s’en foutait un peu de la travailleuse du sexe péruvienne trans assassinée au bois de Boulogne le 16 août 2018.
On est loin du coming out libéral unilatéralement libérateur et de la politique sécuritaire des LGBT victimisants. D’un côté, la demande de sécurité, de protection qui est le contrat même de la démocratie libérale de l’époque moderne. De l’autre, la criminalisation dans les faits : du travail du sexe avec la loi contre la pénalisation des clients et des migrant·e·s. D’un côté, le recours à la loi, à la définition juridique de la discrimination basée sur l’orientation sexuelle. Et l’assujettissement, la réduction de la subjectivité qui va avec.[11] On s’identifie individuellement comme une victime qui doit être prise en charge par la justice. On enterre toutes les ressources d’affirmation culturelle, subjective et politique spécifiques générées par les luttes et les subcultures LGBTQ mais aussi les analyses et les politiques de la violence différentes qu’elles ont fourbies. C’est bien dommage vu qu’elles étaient et sont systémiques et intersectionnelles, comme le rappellent Ferguson (2018) et Hanhardt (2013). Mais c’est peut-être justement pour ça.
Non seulement le scénario juridique ne marche pas très bien dans la lutte contre les « LGBTphobies », mais il dépolitise en ce qu’il détourne l’attention du fait que c’est l’état qui génère exclusion et violence systémique. L’assassinat de Vanessa Campos résulte d’une violence d’état exercée par le pouvoir juridique via la loi de pénalisation des clients. Il est la conséquence directe de la politique municipale de la ville de Paris avec ses verbalisations pour stationnement au bois de Boulogne et l’application d’un décret qui date de la tempête de 1999 concernant la dangerosité et l’interdiction des promenades en forêt. Que la même mairie, par la voix de Jean-Luc Romero, conseiller LGBT de la maire, caresse le projet d’une plaque pour Vanessa Campos pour aider à la lutte contre les LGBTphobies masque le rôle actif de la ville de Paris dans sa mort et le fait qu’elle condamne les putes à l’invisibilité dangereuse plutôt qu’à la visibilité, ne serait-ce que sur leur lieu de travail. Cette initiative montre, par contre, très bien en quoi le super gay (le gay blanc productif et créatif qui fait monter la valeur de l’immobilier) joue un rôle essentiel dans le processus de gentrification en tant que membre de la creative class et comment celle-ci doit se faire au détriment des trans*, des TDS, des réfugié·e·s et des personnes racisées. Quand Anne Hidalgo remet le premier prix LGBT de la Ville de Paris en juin 2018, elle ne parle que de créativité gay en totale conformité avec l’analyse du développement urbain de Richard Florida (2002) et son Gay Index qui ont inspiré les politiques de gentrification dans les grandes villes et les capitales. Elle ne parle pas de la créativité lesbienne, trans* ou TDS. Le bois de Boulogne, « c’est pas Le Marais ». Pour preuve. Quand les passages arc-en-ciel du Marais sont tagués, Hidalgo tweete et saisit le procureur. Elle n’a rien à dire quand Vanessa Campos est assassinée, comme nous le rappelle Thierry Schaffauser dans son blog.[12]
Une autre raison structurelle explique l’ambivalence des politiques de la visibilité. Elle a trait à la politique des identités qui les sous-tend et à la politique de la représentation qu’elle déclenche. Qui dit politique de la représentation dit représentation politique au sens libéral du terme. Avec tous les raisonnements quantitatifs et les mises en comparaison/concurrence que cela implique. Avec la rhétorique de l’inclusion/exclusion et une soupe alphabétique in progress où chaque lettre ajoutée fait figure de progrès. Dans l’acronyme LGBTQI ne figurent ni le P de Pute, ni le C de couleur ou le R de racisé·e. Personne, y compris chez les LGBT qui en sont friands pour eux-mêmes, pour revendiquer des politiques représentatives qui recouvriraient le droit à être représenté dans les instances politiques démocratiques libérales (parlement, gouvernement, etc) pour les putes. Cette béance dans la représentation s’explique aussi par la différence de nature qui existe entre l’agenda égalitaire (la fameuse « égalité des droits ») et un agenda de justice sociale. Ce dernier comprend des basiques dont les LGBT réformistes ne parlent jamais : le droit au logement, à la santé, la lutte contre les violences policières, le racisme, les politiques de la ville et l’anticapitalisme. Cette différence radicale d’orientation politique et d’alliances n’est pas propre au contexte français. On la retrouve aux Etats-Unis et en Euro-Amérique en général, ainsi que dans tous les pays qui copient l’agenda LGBTI réformiste et libéral états-unien post-Stonewall. Des organisations comme Le Strass ou Acceptess-T à Paris sont à L’inter LGBT qui organise la marche des fiertés ce que Fierce, le Audre Lorde Project de New York sont aux puissants HRC (Human Rights Campaign) et la LGBTQ Task Force anciennement NGTF (National Gay Task Force).
Notre démocratie moderne obéit à la conception hobbesienne de la souveraineté. Elle est exceptionnaliste et individualiste. Exceptionnaliste, dans ses fondements, ses textes et ses pratiques. Elle a rejeté sciemment et juridiquement les minorités : de l’espace public, de la représentation et donc d’un champ visuel au sens très large susceptible d’être pris en charge par les premier·e·s concerné·e·s. Cela s’est traduit par de l’invisibilisation, mais aussi par une prolifération de discours et d’images sur les corps minorisés et pathologisés. Tel est l’aspect puissamment visuel de la censure productive dont on connaît bien la généalogie depuis le XIXe siècle à l’endroit des sexualités perverses et des corps racisé·e·s. Démocratie et représentation ne font pas bon ménage. La démocratie libérale n’a pas pour objectif de représenter les pauvres, les femmes et les minorités sexuelles et racisées. Iels en ont été au contraire exclu·e·s par des mécanismes juridiques et constitutionnels. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen introduit une hiérarchisation entre les citoyens et leurs droits. C’est Sieyès qui distingue les droits passifs des droits actifs. « Les droits passifs » sont :
Les droits naturels et civils, ceux pour le maintien desquels la société est formée et les droits politiques, ceux par lesquels la société se forme (…). Tous les habitants d’un pays doivent jouir des droits de citoyen passif (…) tous ne sont pas des citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux qui ne contribueraient en rien à fournir l’établissement public ne doivent point influencer activement sur la chose publique. (Sieyès, cité par Agamben, 1997)
Individualiste, la démocratie moderne l’est devenue en instaurant une nouvelle subjectivité, celle de l’individualisme possessif. Et c’est ce que traduit le codage juridique individualisant de la violence mais aussi celui de la sexualité, de la reproduction et de la filiation des LGBT qui se marient et militent pour la PMA et la GPA. Or, comme le dit bien Puar et d’autres, « le discours des droits produit des êtres humains pour leur donner des droits. Ils discriminent – au sens de choisir – quels corps vont être investis de futurité, ou plus exactement, ils cultivent (quelques/certains) corps qui peuvent être investis de futurité » (Puar, 2017, p. 15). Clairement, les travailleur·eure·s du sexe n’en font pas partie. Non qu’ils ne soient pas productif·ves·s puisqu’iels travaillent et ont aussi des enfants mais iels n’ont pas le droit au travail et encore moins celui de l’organiser.[13] Ce n’est donc pas un hasard si les critiques de la politique de la visibilité représentative s’intensifient. Notamment coté trans*. Dans leur introduction à Trap Door, Trans Cultural Production and the Politics of Visibility, Reina Gosset (2017), réalisatrice d’un documentaire sur Marsha P. Jonhson (Gosset & Wortzel, 2018), TDS trans noire, membre de STAR et figure des émeutes de Stonewall, Eric Stanley et Johanna Burton prennent leurs distances avec la visibilité trans* dans les médias et les institutions. Pour les mêmes raisons, il est de plus en plus question des visibilités impossibles dans le cortège de tête de la marche des fiertés de Paris en juin ou à l’Existrans en octobre pour les personnes racisées et les migrant·e·s sans papiers. L’une des conséquences de l’ambivalence inhérente des politiques de la visibilité à l’ère néolibérale, c’est que les putes, les queer et les trans racisé·e·s louchent vers le son et d’autres formes de présence. Le collectif Archives LGBTQI de Paris a d’ailleurs pensé privilégier le son pour sa première collecte d’histoire orale financée par la Dilcrah[14] en partie pour ces raisons.
Les politiques de la performance et de la performativité ne sont pas sans rapport avec les politiques de la représentation et les problèmes qu’elles soulèvent. On peut faire des performances pour affirmer des identités sexuelles et de genre minoritaires, voire l’identité pute ou celle de travailleur·eus·e du sexe. Cependant, les performances putes ont souvent pour objet la performance de l’hétérosexualité[15] et le travail du sexe en lui-même et pas nécessairement l’identité pute, d’autant que celle-ci est multiple, complexe, très souvent intersectionnelle en soi. Être payé pour performer la féminité hétérosexuelle fait clairement apparaître le travail gratuit sans lequel la fabrication et la performance de la féminité straight n’existe pas.[16] La pute est à l’hôtesse de l’air et à la féminité respectable ce que la drag queen est à la féminité straight. Ce qui ressort aussi des deux programmations du SNAP, c’est aussi que la visibilité proposée est rarement individualisante.
La performance peut aussi proposer d’aborder autrement l’incomplétude de la représentation à tous les sens du terme, voire de passer outre. Après tout, la performance comme opérateur discursif et corporel permet d’affirmer la non antériorité de la réalité ou de la nature. Elle peut, et c’est ce qui a fait sa force notamment dans son acception butlérienne, faire fi de l’incomplétude qui résulte d’une conception instrumentale du langage au sens large (langage visuel compris) et de la représentation politique démocratique moderne. À savoir le fait de penser que le langage ne représente pas ou mal la réalité dans sa totalité et que l’idéal serait que tout le monde soit représenté par les instances démocratiques. Si l’on transpose au niveau des archives : tout le monde n’a pas été ou ne peut pas être archivé ou documenté, a fortiori les minorités sexuelles, de genre, racisées. Le constat est d’autant plus réel pour les putes. Leurs archives sont rares et peuvent se résumer à celles de la police et de la justice. Les putes étaient d’ailleurs systématiquement exclues des projets d’archives LGBT parisiens jusqu’en 2017. Une conception performative de la réalité et de l’archive[17] propose d’autres pistes pour pallier à l’incomplétude représentationnelle ou archivistique.
La fiction en est une. Invente puisque tu as été représenté·e selon les codes du canon littéraire moderne et de la censure productive. C’est ce que dit Monique Wittig dans Les Guérillères (1969, p. 127) pour contourner l’effacement des lesbiennes et des femmes dans la mémoire : « Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas. Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente ». On retrouve la même stratégie avec The Watermelon Woman, le film de Cheryl Dyune sorti en 1996. La réalisatrice noire lesbienne raconte l’histoire d’une actrice noire lesbienne à Hollywood dans les années 30. À la fin du film qui joue sur les codes réalistes du documentaire, on comprend que les archives et les photos ont toutes été inventées. Le film illustre l’impossible restitution et l’effacement des femmes noires dans le cinéma mais aussi les vertus de la fiction performative plus que réparatrice.
Une autre piste est celle de la mise en circulation performative des récits de vie. Comment recircule plutôt que « s’écrit » l’histoire collective avec la performance ? Quelle est la relation entre performance, histoire orale et auto-archive ? Avec la performance au SNAP, l’histoire de Juan et de Kori a été publicisée. Nous avons assisté à la création d’une mémoire. La performance sur scène produit plutôt qu’elle ne « garde » la mémoire ou une archive en proposant une forme de remémorationactive et engagée. Cela vaut aussi pour le recueil d’histoires orales, si elle n’est pas réduite à une collection d’histoires ou d’informations. Tout dépend des politiques du savoir pratiquées. D’un point de vue épistémopolitique, on sait qu’il y a des disciplines attitrées pour fondre sur les archives ou faire de l’histoire orale. L’histoire, l’anthropologie ou l’ethnologie par exemple. L’histoire voit majoritairement l’interview comme de l’information à évaluer, à recouper avec d’autres (c’est son côté flic scientifique) ou encore comme une preuve, une illustration de la thèse ou de la chronologie que concocte souvent seul l’historien. Mais l’on peut aussi considérer les histoires de vie, les entretiens comme des savoirs à diffuser, des savoirs productifs et performatifs. C’est d’ailleurs ce qui sépare les anthropologues et les historiens classiques et les producteurs d’archives féministes, queer, transféministes et communautaires. Iels n’ont pas les mêmes politiques de l’entretien (Bourcier, 2020). Iels n’ont pas la même vision des rapports de savoir/pouvoir que génère le fait de faire des entretiens. Iels considèrent le récit, l’histoire de vie comme une performance et iels développent des dispositifs performatifs de génération et de circulation des archives. Iels tiennent compte du corps, de l’intonation, des gestes, des mimiques de tout ce qui fait qu’un entretien est une performance incarnée, de tout ce qui disparaît généralement dans la transcription de l’interview qui réduit la personne et l’entretien à une transcription.
Iels tiennent compte de la relation entre la personne interviewée et la personne qui interviewe. Iels voient l’entretien comme un dispositif communicationnel, ce qui est un niveau performatif en soi. Iels politisent la forme de l’entretien. Iels en font apparaître les rapports de pouvoir sous-jacents. À ce titre, on pourrait voir le spectacle de Matthieu Hocquemiller, Le Corps du Roi présenté au SNAP, comme une allégorie de la relation partagée, dialogique, entre producteurs d’histoire de vie et de performance. Inspiré des Deux Corps du Roi de Ernst Kantorowicz, le spectacle mélange échanges de récits de vie et de pratiques performatives : la royauté française avec Mathieu Jedrazak, performeur, la royauté thaïlandaise avec Mimi Aun Neko, performeuse, réfugiée politique, activiste trans et travailleuse du sexe. Tous deux détournent, queerisent, s’approprient la force performative de la souveraineté hobbesienne et de la royauté thaïlandaise. Ils s’auto-couronnent et s’auto-consacrent en répétant les rituels du pouvoir. Le sceptre devient prothèse sexuelle (la main en latex pour fister) ou jouet lumineux. Ils se racontent leurs performances de genre et leur identification en tant que trans et pédé. Leur relation pédagogico-performative est intéressante et équilibrée.
On voit ici comment la performance en tant que pratique et en tant que dispositif permet une réitération, une re-mise en circulation des histoires et des récits. Ces usages de la performance sont différents du reenactement d’histoires de vie, d’événement ou de la performance comme outil de valorisation des archives dans les musées qui connaissent un boom depuis le dit tournant archival des années 80-90. Ce dernier recouvre essentiellement l’utilisation des archives dans l’art et l’utilisation de métaphores ou de concepts qui relèvent de l’archivistique dans les pratiques artistiques. Ici, il s’agit de spectacles de performances à partir d’histoires ou de récits de vie qui relèvent de l’auto-archive comme nous le font entrevoir la performance de Juan et de Kori et le dispositif plus général d’un festival. Ces pratiques relèvent de ce que Della Pollock (2005, p. 2) appelle le remembering comme processus actif plutôt que de la mémoire : « It is about the translation of subjectively remembered events into embodied memory acts, moving memory into remembering (…). This is what does the representation of living memory in a public performance. It does things ».[18] Le remembering est un processus incarné, performatif et collectif. L’archive performative permet une production de l’archive en boucles successives et la création de circuits. Elle permet de ne pas se contenter de la chaîne de l’archive traditionnelle qui est celle des archives institutionnelles et des sciences humaines. Dans cette économie des archives souvent élitiste, les chercheur·e·s constituent des réservoirs d’archives orales qui meurent une fois leur « terrain » terminé, vu que les protocoles de consentement n’ont pas prévu d’utilisation archivale ultérieure plus large ou autre que scientifique. Les premier·e·s dépossédé·e·s de cette richesse sont les interviewé·e·s. C’est tout l’inverse avec les dispositifs performatifs. C’est le cas par exemple avec Like a Family (Pollock, 1990), le spectacle de 1988 de Della Pollock sur l’histoire des cueilleurs de coton en Caroline du Nord basé sur des histoires orales. Il a tourné dans les villes où avaient vécu et vivaient les interviewé·e·s. Il a déclenché du retelling avec le public et les habitants, d’autres histoires et d’autres spectacles. Idem avec le projet Sexshunned, un projet collaboratif de Ourstory Scotland basé sur un recueil de récits de vie et d’archives orales LGBT qui ont été montés en spectacle avec le théâtre 7.84.[19] Le projet a généré des ateliers de performance et théâtre pour travailler collectivement sur les témoignages oraux à incorporer dans le spectacle.
On voit donc qu’un entretien pour l’histoire orale n’est pas destiné à finir comme une archive dans un centre d’archives ou sur un site. On mesure la vitalité de l’archive à sa capacité à sortir des placards, des greniers, des boxes, à générer d’autres collectes, d’autres foyers d’archives et non simplement à être mise à disposition dans les institutions. L’entretien d’archive orale, les récits oraux sont faits pour going public dans une performance collective qui se déroule en public, qui publicise les entretiens, les histoires de vie et en suscite d’autres. Qui permet une appropriation de la production des archives. Moyennant quoi, la re-privatisation ou la confiscation pour un usage élitiste, scientifique ou réservé – les usages traditionnels de l’archive – ne peut être le seul. Cette déprivatisation, cette mise en commun que brident les archives des archontes,[20] cette déplacardisation dés-individualise la mémoire et la communalise. Elle la met à disposition et la diffuse. La performance exhibe et diffuse un dispositif, une force archivale qui peut être facilement reproduite et générer autant de pratiques archivales. Cela va contre la dépolitisation des archives que provoque l’individualisation de la mémoire ou sa transformation en une injonction au « devoir de mémoire ». La proximité de ce modèle d’auto-archive facilement reproductible entretient une proximité évidente avec les revendications épistémologiques (le DIY, l’autonomie et l’ancrage dans l’expérience) féministes et autonomes des années 70 et + . Ce n’est pas un hasard si l’on assiste à une prolifération de la forme atelier dans le champ de l’archive queer et transféministe (les « apéros cartons » de Marseille organisés par Mémoire des Sexualités[21] en sont un bon exemple) et si le recueil d’archives orales du Collectif Archives LGBTQI auprès des travailleur·euse·s du sexe pourrait finir en podcast.
Le recours à la performance et à un modèle performatif de l’archive, l’archive vive, permet aux producteurs·trices d’archives minoritaires, queer, transféministes, putes, racisé·e·s de devenir des archivacteurs·trice·s qui proposent des archiv-actions, plaçant par là même les archives du côté de la vie et des corps au lieu de les noyer dans la poussière. Ce qui les intéresse, c’est le pouls de l’archive, autrement dit sa fonction sociale élargie, horizontale et connective. Il ne s’agit pas tant d’être visibles que vivant·e·s. D’autant que la visibilité en fait vivre certain·e·s et bien, pour en tuer d’autres.
[1] Cette journée a eu lieu le 14 novembre 2018 à l’Université de Lorraine.
[2] Le SNAP est le festival des Putes et des Travailleur·euse·s du sexe en France. Sa premiè édition a eu lieu en novembre 2018 au Point Ephémère à Paris suivie d’une tournée en région et en Belgique.
[3] Le Collectif Archives LGBTQI s’est constitué en 2017, suite à une initiative d’Act Up-Paris, juste après la sortie du film de Robin Campillo, 120 Battements par minute. Le film relate la mobilisation d’Act Up-Paris contre le sida.
[4] Porté entre autres par Diana J. Torres alias Diana Pornoterrorista et Lucía Egaña Rojas, Muestra Marrana est un festival post-porn qui a eu lieu à Barcelone de 2007 à 2014 avant de devenir itinérant en Amérique Latine.
[5] Aussi intitulée Annie Sprinkle’s Herstory of Porn (1996-1997), cette performance d’Annie Sprinkle raconte et commente son histoire sexuelle. Script disponible dans Hardcore from the Heart. The Pleasures, Profits and Politics of Sex in Performance, Londres & New York, Continuum, 2001. Le DVD co-réalisé avec Scarlot Harlot est sorti en 1999.
[6] https://www.youtube.com/watch?v=cNmdmSFqpSI
[7] L’une des revendications des archives LGBTQI est de rendre visibles les histoires cachées, effacées ou déformées des LGBTQI.
[8] Voir sa déclaration dans Valeurs Actuelles le 21 février 2019.
[9] À ce sujet, voir l’enquête de Cyril Lecerf Maulpoix dans Regards, 3 juin 2019 : http://www.
regards.fr/societe/article/centre-d-archives-lgbt-a-paris-le-combat-d-une-communaute-pour-disposer-de-sa
[10] G.ay L.esbian A.lliance A.gainst D.efamation.
[11] Sur les effets du droit sur la subjectivité LG, voir Homo INC.orporated, Le Triangle et la licorne qui pète. (Bourcier, 2017).
[12] https://www.liberation.fr/debats/2018/08/23/nous-demandons-qu-hidalgo-paie-pour-les-obseques-de-vanessa_1815410/
[13] À ce sujet, voir les excellentes analyses de Thierry Schaffauser dans « Le travail du sexe : entretien croisé avec Morgane Merteuil et Thierry Schaffauser, propos recueillis et présentés par Anaïs Albert et Clyde Plumauzille » (2017).
[14] Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT. La Dilcrah a en charge les politiques publiques de lutte contre les discriminations.
[15] Je pense notamment à la performance de Marianne Chargois intitulée Les égouts de l’hétérosexualité qui date de 2018.
[16] Sur les relations entre genre comme travail et performance, voir Homo INC.orporated, Le Triangle et la licorne qui pète (Bourcier, 2017).
[17] Sur cet aspect précis, voir « Les Archontes ont du souci à se faire » (Bourcier, 2020).
[18] « Ce dont il s’agit, c’est de la traduction d’événements subjectivement remémorés en actes de mémoires incarnées, de faire passer la mémoire dans la remémoration (…). C’est ce que fait la représentation de la mémoire vivante dans une performance publique. Ça fait des choses ».
[19] www.ourstoryscotland.org.uk/drama/seXshunned/index.htm
[20] Sur la violence archivale des archontes et la dépossession, voir, « Le pouls de l’archive, c’est en nous qu’il bat » (Bourcier, 2017) et le mémoire de master de Quentin Zimmermann, Résister aux oublis et aux silences ; les projets d’archives LGBTQI en France (2018).
[21] Mémoires des Sexualités est l’association qui recueille et valorise les archives LGBTQI sur Marseille. http://www.memoire-sexualites.org/
Sam Bourcier. Université de Lille (France).