Fantômes contemporains, mue du roman

Marine Duval / Université de Picardie Jules Verne (CERCLL) / France

Le présent article entend s’intéresser aux liens qui peuvent se nouer entre la question de la spectralité dans le roman contemporain et la notion de mutation. Étymologiquement, la mutation résulte de la combinaison entre un mouvement externe – physique, géographique – et un mouvement interne – le bouleversement, la métamorphose –, double mouvement que les spectres des romans d’Isaac Rosa ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil! (2007), de Jesmyn Ward Sing, Unburied, Sing (2017) et de Catherine Mavrikakis Le Ciel de Bay city (2008) incarnent et mettent au service d’une réflexion individuelle sur le sens et l’identité du littéraire confrontés à l’Historicité de la fiction.
Mots-clés : Mutation ; fantôme ; spectralité ; roman

1. Introduction

Y a todo esto, ¿qué queda de esa mala memoria la que se alzaban las armas de la literatura ? ¿Y la guerra ? ¿ Qué queda de las intenciones vindicativas del autor ? Nos tenemos que, una vez más, la guerra, la memoria, las víctimas, se convierten en pretexto narrativo, y lo que se pretendía una novela revulsiva se conforma con una historia entrenda, un ejercicio de estilo [...] (Rosa, 2007, p. 444)

Dans ces dernières lignes du roman d’Isaac Rosa intitulé ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil !, le critique autoproclamé du texte abandonne ses lecteurs, qui sont aussi ceux du roman qu’il commente, face aux interrogations qu’il n’aura de cesse de soulever tout au long de ce texte hybride mêlant fiction et critique réflexive : que peuvent le roman, la littérature, la fiction face à l’histoire qui se meut, face à l’histoire qu’on oublie ? Et que peut l’Histoire pour un roman en quête d’histoire, en quête de sens et d’identité ? Isaac Rosa, salué par la critique pour la beauté de son écriture et la force de son élan romanesque, construit une réflexion sur l’oubli, la mémoire et l’Histoire de l’Espagne dans le roman. Ses ouvrages[1] participent à une réflexion littéraire sur ce que doit être le romanesque face à des interrogations historiques, sociétales, avec des romans construits et donnés à lire de manière « expérimentale » et qui s’éloignent du roman historique. ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil ! a ceci d’incroyable qu’il donne, en écho à ses interrogations, et à l’intérieur du récit, une représentation saisissante et merveilleuse de la spectralité[2] dans le roman contemporain avec les personnages de femmes oiseaux « déterrées vivantes » et errant dans un village fantôme aux échos rulfiens.

Jesmyn Ward, héritière de Toni Morisson et de ses voix spectrales, écrit en 2017 un roman choral dans lequel la poésie et le sordide cohabitent, créant une œuvre empreinte de douceur et de force, de vie et de mort, mêlant les temporalités et les Histoires, interrogeant les souffrances de la communauté afro-américaine autour de deux spectres : Given-Not-Given, frère assassiné de Léonie, mère indigne et droguée de Jojo et Kayla, âme damnée mais bien vivante de la société américaine contemporaine, et Richie, frêle adolescent sacrifié sur l’autel de la domination blanche post-esclavagiste qui cherche désespérément un sens à son histoire ; c’est le roman Sing, Unburied, Sing.

Catherine Mavrikakis s’approprie, quant à elle, de manière exemplaire et bouleversante le personnage du fantôme dans le roman intitulé Le Ciel de Bay City (2008) : deux revenants des camps de la mort, vieillards hirsutes et presque nus, viennent, prostrés dans une cave, bouleverser le quotidien sclérosé d’une famille blanche américaine d’émigrés européens, aveugles et sourds à leur propre histoire. Ils viendront tout détruire autour et par Amy, la fille vivante de la famille, ils feront littéralement tout partir en fumée dans le ciel trop bleu de Veronica Lane.

Fantôme, spectre, revenant, apparition, yûrei…Quel que soit le nom qu’on lui donne, celui qui hante, qui habite les cimetières, les maisons abandonnées ou les puits perdus, celui qui effraie l’enfant qui s’endort, celui qui rassure sur le devenir du mourant est un « être » intimement lié à l’Homme et omniprésent dans la littérature. C’est l’essence même de celle-ci que d’interroger les hommes sur la vie et le monde qui les entoure, un monde qu’on dit aujourd’hui « en mutation ». La question de la spectralité a été massivement investie par la critique littéraire contemporaine mais quid du rapport entre la spectralité dans le roman contemporain et la notion de mutation ? Que signifie exactement ce terme, « mutation », qui résonne dans les discours politiques et dans les médias, ce terme qui semble pouvoir tout dire du monde actuel sans rien en dévoiler réellement ?

Le mot « mutation » vient du latin mutare qui pouvait s’employer à la forme transitive pour exprimer l’idée d’un déplacement[3] ou celle d’une modification, d’un changement d’apparence.[4] Dans sa forme intransitive, il prenait chez Tite Live, au Ier siècle, le sens de « se transformer soi-même ». Muer, c’est donc, étymologiquement, se déplacer puis se transformer ; c’est d’abord un mouvement physique externe avant d’être un bouleversement interne. Ainsi la mutation, qu’elle soit sociétale et/ou littéraire, est l’association de ce double mouvement, externe puis interne, qui génère une transformation voire une métamorphose de l’objet en mutation. Dans les œuvres aux écritures hantées par des personnages de fantômes, et particulièrement dans les romans contemporains aux interrogations mémorielles et esthétiques, ce double mouvement se met en place grâce, et autour, des personnages spectraux.

Que disent les personnages de fantômes du monde en mutation dans lequel nous vivons aujourd’hui ? Comment ce personnage lui-même en mutation et parfois hybride, omniprésent dans l’histoire littéraire, interroge-t-il, dans les romans d’Isaac Rosa, de Jesmyn Ward et de Catherine Mavrikakis, la littérature elle-même ainsi que sa réception ?

Les fantômes, personnages de l’entre deux, de la jonction et de la mutation, imposent aux autres personnages des déplacements géographiques et temporels signifiants. Errances et itinérances dans le roman et du roman qui aboutissent à un bouleversement de la parole romanesque et imposent aux lecteurs des signes esthétiques renouvelés qu’ils se doivent d’interpréter.

2. Personnages mutants et itinérance

Le fantôme[5] est le personnage littéraire de la frontière : frontière entre la vie et la mort, frontière entre le perceptible et l’imperceptible, frontière entre le réel et l’irréel. Il se déplace, voyage d’un monde flou, incertain et fantasmé, vers le monde réel, quotidien. Il est le truchement du réel et de la fiction, et, en tant qu’être de l’entre-deux, il mêle parfois les contraires se faisant hybride.

L’hybride, mot construit à partir du latin ibrida – bâtard, de sang mélé – et du grec hubris – excès –, et le mutant – « celui qui a subi des changements physiologiques » si on s’attache à l’utilisation qu’en faisait Buffon dès 1766 – sont des êtres de la transition, de la métamorphose et de l’excès, ce qu’incarne le fantôme dans les textes aux écritures hantées. Le fantôme est celui qui n’est plus mais qui reste, il est un être de la mutabilité comme l’incarnent de manière exemplaire les personnages de fantômes dans le roman de Jesmyn Ward Sing, Unburied, Sing. Given-Not-Given est le premier d’entre eux dans le roman. Jeune homme noir et modeste, il a été assassiné lors d’une partie de chasse par un jeune blanc en quête de vengeance et rempli d’une rancœur raciale exacerbée. De chasseur à l’arc, Given devient la bête qu’on traque et qu’on abat sans sourciller d’un coup de fusil dans une scène de métamorphose tragique :

[…] the cousin sobering up, a look on his face like a rat dead on poison driven inside the walls by winter cold, and the uncle saying: He shot the nigger. This fucking hothead shot the nigger for beating him. And then, because Big Joseph had been sheriff for years: What we going to do? […] all of them went back up into the woods, an hour in, and found Given lying long and still in the pine needles, his blood a black puddle beneath him. Beer cans all around him from the boys throwing them and running once the cousin with the bad eye aimed and fired, once the shot rang out. How they scattered like roaches in the light. The uncle had slapped his son across the face, once and twice. You fucking idiot, he’d said. This ain’t the old days. And the cousin had put his arms up and mumbled: He was supposed to lose, Pa. A hundred yards off, the buck lay on his side, one arrow in his neck, another in his stomack, all of him cold and hard as my brother. Their blood congealing. (Ward, 2017, pp. 49-50)

L’assassin est un rat, les chasseurs blancs des cafards qui s’enfuient et Given un chevreuil abattu « as my brother ». Le mélange du sang du chevreuil et de celui de Given, « their blood », de même que la personnification insidieuse de l’animal par l’utilisation de « his » et « him » pour le désigner lui et son corps, renforcent, à la fin du récit de cette mort – de ces morts – l’idée de l’hybridation animale des personnages. Être hybride dans sa mort, Given ne trouvera pas le repos et poursuivra son processus de mutation en se faisant fantôme, il devient Given-Not-Given, Given-Pas-Given, à la fois Given et jamais Given. Fantôme-mutant, il reviendra hanter sa sœur Léonie dans ses nuits d’excès et de drogue quand elle n’est plus, elle non plus, tout à fait elle-même. Il apparaîtra, muet, quand ses sens à elle ne pourront plus appréhender la réalité. Il surgira alors telle une statue « a face of stone » (Ward, 2017, p. 52), ou comme le cœur d’une horloge : «Phantom Given is the heart of a clock, and his leaving makes the rest of it tick tock tick tock» (Ward, 2017, p.167), prolongeant ainsi par la réification sa mutation fantômatique. Et puis, il y a tous les autres fantômes du roman, ceux qui entourent Richie, un jeune garçon enfermé dans la prison de Parchman avec le père de Léonie et de Given quand il était tout juste jeune homme ; ils sont des oiseaux, sortes de corbeaux effrayants qui surgissent des champs qui entourent la prison et représentent tous ses prisonniers-esclaves : 

‘All the birds,’ she says, and coughs.

I look out at the fields but don’t see birds. I squint and for a second I see men bent at the waist, row after row of them, picking at the ground, looking like a great murder of crows landed and chattering and picking for bugs in the ground. One, shorter than the rest, stands and looks straight at me.

‘See the bird’, Kayla asks and then she lays her head on my shoulder. I blink and the men are gone and it is just fog rolling, wisping over the field [...] (Ward, 2017, pp. 125-126)

En une seconde, en un regard, la métamorphose s’opère et les fantômes des hommes noirs suppliciés dans les champs de coton apparaissent dans le brouillard. Les oiseaux sont les âmes perdues de la prison de Parchman, errantes et sans repos. Quelques lignes plus loin, Richie, le deuxième fantôme du roman, a pris place dans la voiture de Léonie : « ‘Goddamnit sonofabitch’, Léonie says, and a dark skinny boy with a patchy afro and a long neck is standing on my side of the car, looking at Kayla and then looking at me. Kayla cries and whines. ‘The bird, the bird’, she says » (Ward, 2017, pp. 130-131). Étrange incantation que celle de Léonie qu’on aimerait ne pas prononcer, se laissant simplement aller aux mots méconnaissables, à l’orthographe et à la syntaxe désarticulées de ce « Goddamnit sonofabitch », qui créeraient la formule magique par laquelle le fantôme apparaîtrait. Et quelle apparition que cet être cabossé, mi-enfant mi-oiseau, qui affirme : « I’m going home » (Ward, 2017, p. 131).

Les fantômes du roman de Jesmyn Ward sont représentatifs de la spectralité en tant qu’elle est, intrinsèquement, mutabilité. Pas encore tout à fait disparu, le fantôme n’appartient plus au monde du vivant. Il est bâtard, mutant, hybride ; mi-mort mi-vivant, mi-humain mi-animal, mi-chose, il incarne les histoires déchirées et les Histoires mutilées des écrivains qui décident de s’en saisir.

Le fantôme est un personnage en train de muer. Il est le vivant qui bascule dans le monde des morts mais aussi le mort qui revient dans le monde des vivants. La mort n’est que très rarement perçue comme une fin dans les cultures humaines, beaucoup plus souvent elle est un passage faisant basculer l’homme, l’être humain, d’un état de vivant dans le monde sensible à un état d’« âme » dans un monde imperceptible par les vivants mais dont le fantôme témoigne. On pense ici aux nombreuses représentations iconographiques des dieux psychopompes d’Égypte Ancienne ou de la culture Maya guidant ces nouveaux non-êtres vers le royaume des âmes. On envisage également la figure mythologique d’Hermès dans la culture gréco-latine chargé de guider les âmes jusqu’au Styx, entrée du royaume des ténèbres.

Dans le roman de Jesmyn Ward, cette représentation du chemin, de la descente du vivant dans le royaume des morts, est incarnée de deux manières distinctes et pourtant absolument complémentaires : catabase, certes, mais aussi nekuya car l’âme peut chercher son chemin vers l’au-delà et peut, dans un mouvement inverse, s’en extraire pour rendre visite aux vivants. La majeure partie du roman met en scène un road trip qui mènera Léonie, son fils Jojo et sa fille Kayla, jusqu’à Mickaël, à la prison de Parchman, anciennement destinée aux seuls Américains noirs après la fin de l’esclavagisme d’État, réminiscence abjecte et bien réelle[6] de la domination blanche. Léonie est noire mais le père des enfants, Mickaël, est blanc, tous deux sont drogués, sans présent et sans avenir. Ce sont les parents de Léonie qui élèvent ses enfants mais elle décide de les leur arracher pour aller retrouver leur père enfin libéré. Ce chemin vers le père et sa liberté, qui devait les guider vers leur paradis, se révèlera être une descente aux Enfers. Kayla, malade, ne cessera de vomir et de geindre. Léonie, accompagnée par une amie, Mitsy, droguée elle aussi, passera par un dealer de méthamphétamines vivant dans des baraquements insalubres occupés par des êtres effrayants et violents. Ils seront accueillis par un chien, un pitbull aussi inquiétant que le jeune garçon qui l’accompagne, véritables Charon et Cerbère démystifiés : « A white woman steps out the door of the house with no siding, steps past the dirt-faced child [...] The boy is still shooting us with his stick gun while the dog licks his face » (Ward, 2017, p. 80). La peur laissera place rapidement à la violence quand l’enfant, dont l’apparence n’est que peu humaine, se fera battre par sa mère après qu’il ait lui-même fracassé un écran de télévision avec un batte de baseball : « ‘MotherFUCK !’ she shalf coughs et screams, and then she grabs the bat from him. She picks up the boy by one arm and holds the bat with another and yells, ‘What did you do?’ Each word was a swing. Each swing makes the boy run. He shrieks. » (Ward, 2017, p. 87). Le périple reprend dans la chaleur, la soif et la faim… L’enfer a ses topoî… Après une nuit blanche de drogue et d’alcool, Léonie retrouvera Mickaël sans jamais réussir à s’unir à ses enfants qui resteront, tout au long de ce road trip, étrangers à leurs parents. Puis vient le voyage du retour, qui loin d’être une sortie de l’Enfer semble y plonger encore davantage les personnages. Arrêtée par la police, Léonie avalera toute la drogue qui lui reste et fera une overdose, Jojo sera braqué et violenté par un policier blanc en quête de suprématie et, comble de ce voyage en Enfer, ils reviendront avec un spectre, celui d’un enfant, Richie, martyr de Parcham, recroquevillé à l’arrière de la voiture : « I can’t took at him straight. Not with him sitting on the floor of the car squeezed between Kayla’s car seat and the front, facing me? He don’t say nothing, just got his arm over his knees, his mouth on his wrists. » (Ward, 2017, p. 169).

Enfin de retour chez les parents de Léonie, c’est la mort de la grand-mère qui les attend. Atteinte d’un cancer qu’elle essayait de soigner à l’aide de remèdes magiques et de plantes, les voyageurs de l’Enfer la retrouvent agonisante. Le roman se termine sur ce que l’on pourrait analyser comme une scène hybride d’agón et de nekuya : la mère de Léonie expire et implore sa fille de réciter des incantations faisant venir à elle la rivière qui doit l’emmener dans l’au-delà ; elle agonise et un combat spectral pour l’âme de la « presque morte » se met alors en place entre Given, le fantôme du fils assassiné et Richie :

‘No, Léonie’, says Jojo. ‘You don’t know’. He glares up at the ceiling. ‘Leonie’, Mama chokes. ‘Grande Brigitte, Judge. This altar of stones is for you. Accepting our afferings’, I say. Mama eyes are steady rolling, steady rolling to the ceiling, where the boy with the smooth face hovered, needy and balled up like a baby. ‘Shut up, Leonie. Please,’ Jojo says. ‘You don’t see.’ Mam’s eyes steady rolling up to the wall where Given has stopped thrashing. They turn to me, beseeching. ‘Enter’, I say. ‘Go’, Jojo says. He looks up at where the boy flashed. ‘Ain’t no more stories for you here? Nobody owes you nothing here’. He raises a hand to Given, and it is as if Jojo has unlocked and open a gate, because Given pushes through whatever held him. ‘You heard my nephew’, Given says. ‘Go Richie.’ (Ward, 2017, p. 268)

Cette scène extraordinairement forte et puissante, véritable climax du roman, entend réunir le monde des vivants et le monde des morts dans une agonie hallucinatoire, presque vaudou. Le roman n’a plus d’histoire pour Richie qui doit laisser Given emmener sa mère. Les frontières s’abolissent et le combat agonique laisse le lecteur hébété. Les fantômes disparaissent, du moins ceux dont l’histoire est terminée – Given et sa mère – quant à Richie son histoire n’est plus celle du roman… C’est avec le lecteur, qu’il hante à présent, que son histoire continue et cherche sa résolution. La hantise sort de la fiction pour entrer dans la vie, Richie en tant que signe doit être élucidé par le lecteur.

Le roman de Jesmyn Ward se bâtit ainsi sur une double construction du spectre : celui qui s’en va et celui qui revient, mais également sur une définition de la spectralité beaucoup plus diffuse avec l’idée que les personnages sont tous en mutation, en métamorphose : Léonie et Mickaël s’enfoncent de plus en plus dans leurs addictions et se transforment : « both of them fish-thin, slender as two gray sardines, packed just as tight » (Ward, 2017, p. 277), Kayla a cessé de vomir et redevient une petite fille mais une petite fille qui peut voir et parler aux morts, Jojo n’est plus le fils, il devient l’homme. Le roman se referme sur ses fantômes, Richie s’en est échappé et réclame son interprétation.

Le fantôme est donc à la fois le personnage qui passe de la vie à la mort mais il est également celui qui revient dans la vie. Il est le signe d’une autre vie après la mort et le signe d’une hybridité à résoudre. Le fantôme marque un état de non existence, de non accession à la vie après la mort ; il marque un problème, une anomalie qui empêche le mort d’accomplir son chemin. Dans le roman de Catherine Mavrikakis, Le ciel de Bay City, ce sont deux spectres surgis des camps de concentration de la Seconde Guerre Mondiale qui viennent habiter la cave d’une petite maison de banlieue aux États-Unis et rappeler à toute une famille ses origines, son histoire :

C’est alors que j’aperçois sur la paillasse sale une femme très, très âgée, assise à côté d’un vieillard grabataire. Ils sont là terrés dans le noir et ont l’air absolument terrifiés. Ces deux êtres ont en eux quelque chose d’extrêmement désuet. Il me semble venir d’un autre temps et la lumière sombre de basement qui pénètre dans le cagibi les rend hébétés. Ils se cachent les yeux d’un air soumis. (Mavrikakis, 2008, p. 81)

Qui sont ces vieillard terrés, enterrés, déterrés dans la cave du basement de cette famille « sans histoire » ? Ce sont les grands-parents de la narratrice, déportés et assassinés à Auschwitz après avoir confié leurs deux petites filles à une famille française. Les deux sœurs ont décidé, en émigrant aux États-Unis, d’oublier leur histoire ; mais c’est bien elle qui resurgit, incarnée par ces deux figures spectrales. « Les deux vieillards déterrent quelque chose d’enfoui en moi et il me semble que je suis à tout moment sur le point de nommer ce passé qu’il réveille » (Mavrikakis, 2008, p. 82). La narratrice met ici les mots sur un des enjeux du spectre dans le roman contemporain. Il n’est plus le fantôme effrayant des textes fantastiques mais bien le signe littéraire d’une identité à résoudre, à retrouver. Catherine Mavrikakis a exploré cette notion d’identité du spectre dans plusieurs romans, dans Le Ciel de Bay City bien sûr, mais également dans le roman La Ballade d’Ali Baba dans lequel la narratrice, spécialiste de Shakespeare, et plus particulièrement d’Hamlet, découvre son père, mort depuis plusieurs mois, au beau milieu d’une rue de Montréal sous la neige :

Devant moi, dans l’épaisseur de cette journée interminable se dessinaient les contours inquiétants d’un vieil homme. Il était vêtu d’un pardessus gris, beaucoup trop grand et surtout beaucoup trop léger pour lui permettre d’affronter de telles intempéries. En cette fin d’après-midi glaciale de février, les vents méchants le faisaient voltiger sur le trottoir et le forçaient à exécuter une étrange danse macabre. Il prenait des poses erratiques, improbables, pour ne pas s’envoler sous la force des bourrasques de neige. Avec ses petites bottes fines à la semelle en cuir, il patinait follement, tâchant de ne pas tomber sur le trottoir où la glace bleue formait des protubérances funestes. L’aspect de ce corps enfoui dans l’épaisseur de l’air enneigé, cotonneux, m’était familier. (Mavrikakis, 2008, pp. 34-35)

Quelle apparition que ce vieillard mal fagoté et gauche dans une tempête de neige ! Dans une danse macabre gouvernée par les éléments, la romancière fait apparaître son personnage comme une ombre, une silhouette dont la narratrice perçoit étonnement les détails – « petites bottes fines à la semelle de cuir » – et qui dessine progressivement le portrait de son père mort depuis neuf mois, une renaissance mortifère. La narratrice, Erina, revit à sa manière l’apparition du roi à Hamlet dans les brumes des remparts et, comme Hamlet, devra accomplir ce que les mots/maux du père exigeront. Le spectre est intimement lié, chez l’auteure canadienne, à l’identité du personnage mais également à une réflexion plus autobiographique sur sa propre identité ; le spectre est un morceau de la vie du protagoniste, il est son histoire cachée – Le Ciel de Bay City –, il est son patrimoine quasi génétique – La Ballade d’Ali Baba – mais il est aussi un pont vers l’auteur. Dans une interview donnée sur France Culture, le 2 mars 2020 à Marie Richeux sur le roman l’Annexe publié en 2019, l’auteure explique que le spectre d’Anne Franck, qui hante le roman et l’héroïne du texte, venant doucement lui caresser les cheveux telle une sœur perdue et enfin retrouvée alors qu’elle est prise au piège dans une cache énigmatique, est la projection de son propre rapport à ce que fut et reste encore Anne Franck pour elle : une compagne littéraire de vie, un spectre essentiel pour elle et sa création littéraire, une messagère historique de son identité d’écrivaine. Ce rapport réflexif du spectre à soi trouve son aboutissement dans son dernier roman, L’Absente à tous bouquets (2020), dans lequel se tisse un dialogue intime, à une voix, entre l’auteure et sa mère récemment décédée[7].

Les fantômes littéraires sont donc des êtres mutants qui surgissent dans le monde sensible des personnages et qui les obligent à trouver un sens à leur présence, à résoudre le problème que soulève leur présence. Ils sont des personnages à la fois présents et absents, visibles et invisibles, véritables signes d’une histoire et d’une mémoire à interroger, ils font perdre au monde qui les entourent, à l’univers fictionnel dans lequel ils se déploient les codes du réel, de la perception du réel.

3. Hybridité du littéraire

Les spectres montrent leur hybridation dans la littérature en se construisant comme des personnages synesthésiques. A la croisée des sens, ils mettent à mal les références sensorielles naturelles pour lesquelles il faudrait être vu pour être visible, être entendu pour être audible, être touché pour être senti... En effet, en tant qu’êtres de la frontière, ils se dévoilent aux vivants par le biais de l’ensemble des sens qu’ils mêlent en un tissu complexe de perceptions polymorphes. Parce qu’il n’a plus de corps, la corporéité du fantôme se fait multisensorielle, le corps s’est effacé pour n’être plus que sensations, données et/ou perçues.

Le fantôme est avant tout une apparition, il se donne à voir aux personnages vivants qui le découvrent souvent avec surprise (ou effroi). Le récit laisse alors la place à la description avec la vue comme organe de perception principal :

Je les scrute alors que ma tante leur demande de ne pas avoir peur de moi […] Même si la pénombre est grande dans le cagibi, je ne peux détacher mes yeux de la vieille dame, de sa coiffure, de ses vêtements et de ses yeux qui jouent avec ma mémoire. Cette femme me rappelle quelqu’un. Cet homme allongé, incapable de se lever, d’une maigreur apocalyptique, me semble familier, un être que je connais bien mais que je ne peux pas appeler par son nom. (Mavrikakis, 2008, p. 82)

L’isotopie de la vue est omniprésente et en connivence avec l’incapacité des autres sens à agir : « je ne peux pas appeler son nom », l’audible est impossible. Le fantôme est le spectare, celui qui se donne au spectacle du regard. Catherine Mavrikakis semble ici s’approprier le spectre des tragédies antiques, non plus simplement protatiques comme l’étaient les spectres sénéquéens de Tantale et de la Furie surgissant des Enfers dans Thyeste mais omniprésents tout au long du roman. Dans Thyeste, le spectre s’y dédouble en deux êtres monstrueux : le fantôme de Tantale et la Furie. Tantale est un damné, torturé aux Tartares qui revient sur terre, envoyé par les dieux afin que la tragédie de sa lignée s’accomplisse. Il est accompagné dans le prologue d’une Furie qui prend insidieusement les rênes du dialogue en poussant Tantale à réclamer le pire pour sa lignée, elle incarne la voix du fatum dont elle réclame l’accomplissement. Tantale ne pourra que se soumettre à la Furie comme sa lignée à son destin tragique. Les spectres de Catherine Mavrikakis apparaissent à Amy, et sans un mot, juste par ce qu’ils montrent au regard, réclament réparation et vengeance, non pour leur destin horriblement misérable mais pour l’oubli dans lequel on les a plongés. Telle la Furie antique, ils guideront la main devenue vengeresse d’Amy bien qu’ils attendent le repos et la supplient pour cela. Ils sont des personnages tragiques soumis au fatum comme l’est le spectre de Thyeste dont le surgissement entraînera la suite de la damnation de sa lignée :

Elsa et Georges font partie du monde du cagibi. Ils appartiennent à l’obscurité et s’effacent dans la pénombre et l’humidité de la cave. Leurs yeux, alors que je viens d’ouvrir la porte, me supplient de les oublier. Ce sont des abolis de l’histoire. Il faut les laisser à leur non-existence, leur permettre de se résorber dans le vide du temps. Je ne dois pas les faire exister. Ils se sont tus depuis si longtemps et ils attendent d’être ingurgités par le néant. Surpris eux-mêmes d’être là, ils supplient le ciel noir de les absorber dans sa vacuité. (Mavrikakis, 2008, p. 182)

Elsa et Georges souhaitent fermer leurs sens au monde, ils réclament le noir, le silence et l’oubli ; ils veulent s’effacer du monde, perdre le sensible, ne plus être.

Dans le roman de Jesmyn Ward, le spectre est aussi un être qui apparaît. Given surgit chaque fois que Léonie se drogue : « Three years ago, I did a line and saw Given for the first time » (Ward, 2017, p. 51). Given ne parle pas, ne touche pas, mais regarde Léonie qui, elle aussi, doit se satisfaire de ce seul sens pour accéder au spectre de son frère. L’enjeu du regard et de la vue est fondamental dans le texte de Jesmyn Ward : l’œil du bouc égorgé en scène d’ouverture du roman : « That eye: still wet. Looking at me like I was the one blending it out, turning its whole face red with blood » (Ward, 2017, p. 4), premier regard brutal et étonnamment intime de Jojo et de la mort, les regards indirects de Jojo et de sa mère par le biais du rétroviseur lors de l’interminable voyage en voiture vers Parchman, les hallucinations de Léonie, les regards de Richie après le récit de son exécution : « Richie’s head has tilted back until he is looking at the sky, at the great blue wash of it beyond the embrace of the trees. His eyes widen more and his arms snap out and his legs spread and he doesn’t even see me and Pop, but he is looking at everything beyond us » (Ward, 2017, pp. 255-256). Les yeux, la vue et la vision sont au cœur de ce roman qui cherche à dévoiler, à montrer une société qui peine à se regarder elle-même.

Dans le roman d’Isaac Rosa, c’est la découverte d’une photographie, mystérieuse, avec une inscription presque effacée au dos de celle-ci – Alcahaz, 1930 – qui sera à l’origine de la quête du narrateur, Santos. C’est la lecture d’un panneau qui fera surgir un village abandonné :

Bajó entonces del coche, olvidado ahora del miedo a la noche, y avanzó hasta quedar parado a un metro del cartel, frente a frente, no quierendo mirar más allá del letrero, ignorando las cernanas casas hinchadas de luna, como si todo el puebo existiese únicamente contenido en una palabra, en ses trozo chapa oxidada. Alcahaz, repitió en voz alto, cual palabra mágica que al pronunciarla hiciese aparecer el lugar que ahora sí miraba. (Rosa, 2007, p. 164)

Dans cet extrait, la vue et l’ouïe se mêlent afin de créer l’incantation magique qui fait surgir à la vue ce qui était caché par la mémoire et la nuit. Cette « entremêlement » des sens se poursuivra dans le village d’Alcahaz, en ruines et silencieux. La vue s’éteindra bientôt pour laisser place à une perception aveugle du village et de ses âmes damnées :

De repente, una mano nacida de la oscuridad tomó su brazo, una mano de dedos rígidos como ramas, que se apretó en su brazo helado ; una mano surgida de la nada, perteneciente a un cuerpo imprevisto, unos pasos que no oyó llegar, una débil sombra en el charco de la linterna. Quiso cerrar los ojos par no ver a quién la agarraba, quiso correr pero no pudo moverse, como en un sueño de pasillos infinitos ; quiso gritar pero ya no sabía hablar. [...] La linterna cayó al suelo y se apagó del golpe, pero dejó un segundo de luz previo, la claridad suficiente para ver de lleno rostro que retuvo la luz un segundo más como si fuera de fósforo, aquella cara de hombre o de mujer, difícil precisar el sexo por las muchas arrugas que deshacían las facciones, mapa del tiempo arrasado, unos ojos apenas visto entre las párpados pequeños, una expresión de naturalidad, una leve sonrisa anciana, un cuerpo nudo, antiguo y ennegrecido, como nativo de la noche o de la tierra, la misma cosa son. Santos permanecío paralizado, lleno de oscuridad ahora, sin saber si tenía los ojos abiertos o todavía cerrados, invisible el cuerpo frente a él, prolongación de la mano que todavía le apretala el brazo y le impedía huir, aunque correr podría. La anciana, porque era mujer, lo supo entonces – habló, como una voz de la nada, como si la propria noche hablara, tal que un espectro de ropas negras, con la voz vetusta, sílabas masticadas sin dientes, voz sin sorpresa. (Rosa, 2007, pp. 168-169)

La vue s’efface dans ce passage, les yeux se ferment pour ne plus voir, la lanterne tombe et s’éteint, ne permettant pas à Santos de définir ne serait-ce que le sexe de l’être qui émerge de la nuit, au profit des autres sens : le toucher – main raide sur bras glacé – et l’ouïe – voix du néant. C’est une vision, un phantasma, qui surgit dans ce passage. Par le truchement de la vue empêchée et le relais par les autres sens, une image mentale se construit : c’est le fantôme, image trompeuse et illusion.

Les romans hantés par des personnages de fantômes sont le lieu d’une hybridité littéraire qui miment la métamorphose sensible que les spectres imposent à la perception du corps et, par extension, du monde : on voit avec les oreilles, on entend avec les mains, on goûte avec les yeux…Le spectre n’est souvent plus que sens, objet de perception, sans corps. En tant que personnage de la frontière, du seuil, les fantômes ouvrent un espace, un interstice, entre le réel et la fiction ; interstice qui peut être mis en abyme comme dans le roman d’Isaac Rosa ou explicite comme dans celui de Jesmyn Ward.

L’univers que l’on retrouve dans le roman d’Isaac Rosa ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil !, et qui n’est pas sans rappeler celui de Pedro Páramo de Juan Rulfo, se présente sous la forme d’une lecture critique d’un roman de jeunesse d’Isaac Rosa et se compose des chapitres du roman et de leur commentaire. Dans ce roman, le héros, enseignant quadragénaire désabusé, retrace la vie et les crimes d’un certain Mariñas – suicidé dont il doit rédiger la biographie. Il découvre ainsi un village abandonné et oublié de tous dont les femmes, véritables mortes-vivantes, attendent le retour des hommes tous assassinés il y a plus de trente ans. Ce village et ces femmes, pas encore mortes mais toutes déjà spectres, sont devenus au fil des années et de l’oubli un conte effrayant que l’on raconte aux petites filles pour les empêcher de sortir seules au risque de devenir, elles-aussi, des femmes-oiseaux enfermées dans leur cage[8]. Cette métamorphose littéraire des personnages incarne encore une fois l’idée d’hybridité de, et dans, la spectralité : du vivant au presque mort, du réel à la fiction. Les femmes de ce village sont des vivantes-mortes (à défaut d’être des mortes-vivantes), elles sont des femmes-oiseaux et elles deviennent des personnages de fictions. Cette hybridité du réel (non pas le réalisme mais bel et bien le réel) et de la fiction se retrouve chez Jesmyn Ward. Dans son roman Sing, Unburied, Sing, le personnage de Given-Not-Given est incontestablement l’incarnation fictionnelle de son frère assassiné ; Jesmyn Ward a perdu son frère aîné dans circonstances tragiques, celui-ci a été tué sur la route par un chauffard blanc. Cette présence du frère mort et du deuil impossible de l’auteure est omniprésente dans l’ensemble de son œuvre et s’incarne littérairement dans le personnage de ce fantôme. L’auteur donne une vie spectrale littéraire à Joshua, son frère. Le fantôme peut ainsi incarner la fiction dans la fiction ainsi que la référence au réel dans la fiction.

Le fantôme est un personnage multisensoriel tant dans sa propre perception du monde que dans celle qu’il impose aux autres personnages. Il leur impose, ainsi qu’aux lecteurs, une nouvelle grille de lecture afin de revoir le sens du perceptible et de l’imperceptible étant entendu que le fantôme oblige à regarder ce qu’on n’arrive pas à voir, à écouter ce que l’on ne voudrait pas entendre… Il est aussi l’être littéraire si l’on considère qu’il est l’incarnation de la fiction dans la fiction.

4. Fictions historicisées

Comme l’interroge Jean Bessière dans son ouvrage critique intitulé Le Roman contemporain ou la problématicité du monde, les spectres sont les médiateurs explicites d’un rapport au monde et à l’homme réinventé. En effet, pour le critique, le propre de l’écriture romanesque contemporaine est de construire un rapport renouvelé à la mimésis. Le roman contemporain, toujours pour le critique, se construit « suivant la mise en évidence de questions, qui ont fonction structurante, et qui ne sont pas dissociables du changement de perspectives anthropologiques, qu’illustre ce roman. » (Bessière, 2010, p. 10). Ce changement de perspectives anthropologiques qui structure l’écriture romanesque et qu’il nomme « problématicité » est bien ce qui est en jeu dans les œuvres aux écritures hantées. Dans le roman de Jesmyn Ward c’est tout ce qu’incarne Richie en tant que personnage-narrateur dans les chapitres qu’il prend en charge et qui dédoublent ceux dans lesquels le grand-père de Jojo raconte son histoire dans la prison de Parchman. Jean Bessière note également que le roman contemporain passe « de perspectives anthropologiques de l’individualité à celle de la transindividualité et de l’animisme » (Bessière, 2010, p. 13). C’est toute l’histoire noire-américaine qui s’incarne dans les deux spectres du roman. Dans le roman de Catherine Mavrikakis, Le Ciel de Bay City, l’individu n’existe plus : des êtres se racontent, porteurs d’une identité qui les dépasse et qu’ils rejettent – celle de survivants de la Shoah – et qui finit par les détruire, par les consumer, au sens propre du terme, dans un incendie dévastateur et meurtrier à la fin du roman. La transindividualité est ici renforcée par une transhistoricité générationnelle qui prend corps dans le récit par le truchement des personnages spectraux. Les écritures hantées sont donc des écritures de l’imprescriptible, de l’oubli impossible qui hante les esprits et l’histoire de tout un peuple et qui surgit dans la fiction sous la forme du personnage de spectre.

Le personnage du fantôme est le signe littéraire d’une quête identitaire. Sur le modèle des quêtes médiévales, les personnages en contact avec les fantômes deviennent itinérants, les romans se construisent alors comme des road trips plus ou moins tragiques. La quête est matérialisée dans les romans aux écritures hantées par des déplacements géographiques qui doivent amener les personnages engagés dans cette quête à trouver le sens du signe spectral. On pense au road trip mouvementé de Léonie, Jojo et Kayla ; ce chemin ne leur permettra jamais de trouver la famille que Léonie, incapable d’être mère, imagine, mais de trouver Richie et ainsi l’histoire du grand-père et l’Histoire de leur communauté. Cette quête trouvera sa fin avec l’impossible libération de Richie et, par son truchement, de l’histoire afro-américaine dans la société américaine contemporaine. La quête, sans être vaine, n’en aura pas pour autant été utile à la quête de sens dans la vie de Jojo, cette quête aboutit à un vide, une absence de sens qui sera à interroger par le lecteur. Elle aura mis de l’ordre, un ordre douloureux (Léonie et Mickaël, dont les corps de junkies s’effacent petit à petit, ne seront jamais des parents) et tragique (Grandma est morte, Given est mort et Richie ne trouvera jamais le repos).

On pense également à la catabase en action dans le roman d’Isaac Rosa. Julián Santos part à la recherche de l’histoire de Gonzalo Mariña dont la femme souhaite la réhabilitation après le suicide de ce dernier ; il va donc traverser une partie de l’Espagne en voiture pour se retrouver au fin fond de zones perdues géographiquement et historiquement : le roman est avant tout le récit de ce voyage au cours duquel le protagoniste traversera des territoires vides, des villages hostiles. C’est un village fantôme, oublié de tous, symbole des oppressions subies par le peuple espagnol, qui sera le Graal de cette quête. Santos (re)trouvera également sa propre histoire, tragique, elle aussi, celle d’un enfant dont le père communiste se cachera un temps dans les montagnes avant d’être repris, battu devant les yeux de son fils, et finalement exécuté. C’est son identité et plus largement l’identité collective de tout un peuple dont il est finalement question dans le roman.

Ces allers et retours physiques miment des allers et retours temporels, historiques nécessaires à la compréhension de ces œuvres hantées, symboles d’un rapport à l’histoire en mutation dans le monde contemporain. En effet le cheminement géographique et identitaire est une allégorie du cheminement temporel qu’impose la lecture de ces romans dans lesquelles les chronologies se superposent.

Les spectres annihilent la notion d’altérité au profit d’une notion plus vaste d’identité. Les fantômes trouvent ainsi leur raison d’être dans les romans contemporains, par leur identité historique. Cette incarnation de la pensée historique par le personnage du spectre était déjà en œuvre dans Hamlet de Shakespeare comme l’interroge Gilles Mathis dans son article intitulé Hamlet : anatomie d’un fantôme, ou le spectre du sens. Le spectre du roi défunt est le double reflet d’une époque révolue et d’un modèle héroïque perdu. Figure à la fois épique – le fantôme de Shakespeare incarne un monde et un système de valeurs disparus –, héroïque (antique et médiévale) et infernale : sa parole est-elle juste ? Le fantôme de roi du Danemark incarne une pensée de l’Histoire, celle d’un ancien monde qui se meurt, et qui, de fait, est mort avec le roi assassiné. La parole des spectres peut donc être une parole « au second degré » qui permet aux auteurs de construire une pensée politique au sein de leur roman. Jesmyn Ward interroge l’histoire afro-américaine. Sing, Unburied, Sing est publié la même année que le prix Pulitzer de Colson Whitehead The underground railroad qui fait parcourir au lecteur le Sud des États-Unis en compagnie de Cora, une jeune esclave qui s’échappe de l’horreur et la tyrannie des champs de coton pour arracher de force au monde qui l’entoure sa part de liberté. Dans cette même veine, le roman de Jesmyn Ward met en scène, en parallèle du récit principal qu’est celui du road trip de Jojo et de sa « famille », l’histoire de Richie, enfant noir et martyr de la prison de Parchman. Le système disparu des plantations, l’hégémonie blanche et ses hommes (incarnés dans le roman par la famille de Mickaël) ont transformé la soumission qu’était celle de l’esclavage en une soumission sociale et raciale violente. Le meurtre de Given dans une partie de chasse à l’homme contemporaine est un écho, dans le roman, de celle vécue par Richie dans la prison de Parchman. Cet établissement était une plantation transformée en prison pour les noirs qui étaient soumis au travail forcé et au joug de geôliers brutaux et racistes. L’histoire de Richie, « sauvé » du supplice par le grand-père de Jojo qui le tuera lors de sa fuite de la prison plutôt que de le laisser reprendre par ses poursuivants, est le récit tragique de l’impossibilité d’être noir dans la société américaine qui n’a clairement pas, selon l’auteur, chassé les fantômes de son histoire. L’image finale du roman, l’arbre des morts, arbre habité par les fantômes de tous les morts de l’Histoire, sur lesquels Kayla hurle en demandant le silence, est bien le cri époumoné d’une génération qui désespère de vivre et dont Jesmyn Ward se fait le porte-voix à travers toute son œuvre.

L’hybridité incarnée par les spectres dans les romans de Jesmyn Ward, de Catherine Mavrikakis et d’Isaac Rosa est une représentation de la dichotomie, ou du moins de la désarticulation, de l’identité culturelle telle qu’elle est perçue par les auteurs dans leur sphère historique et géographique respective. Les personnages sont scindés, brisés dans leur identité propre et collective, communautaire, et les spectres sont autant de projections fictionnelles de ces fractures internes. Given et Richie sont l’identité afro-américaine à laquelle les Américains doivent se confronter. Julián Santos ne pourra avoir accès à sa mémoire que par le truchement de la découverte des âmes damnées d’Alcahaz, c’est l’Histoire de l’Espagne du XXe siècle qui refait surface. Quant à Amy, « Les deux vieillards déterrent quelque chose d’enfoui en [elle] » (Mavrikakis, 2008, p. 82), elle pose la question de la diaspora juive américaine, non celle revendiquée, mais bien celle cachée et vécue comme honteuse. Comme l’évoque Marion Sauvaire, dans une perspective plus didactique, l’hybridité pose la question de l’unité et de la continuité de la culture étant entendue que la notion même d’hybridité « est traversée par un clivage entre deux paradigmes, l’un relevant de la pensée moderne, qui fonde l’équivalence entre l’identité, l’unité et la continuité du sujet et de la culture ; l’autre inspiré des perspectives post-modernes qui privilégient le changement, la multiplicité et le déplacement d’éléments en interaction » (Sauvaire, 2012). Les œuvres de Jesmyn Ward, de Catherine Mavrikakis et d’Isaac Rosa mettent en évidence cette hybridité culturelle à la fois clivage et unité par le biais du fantôme car le spectre est hybridité temporelle. Dans le présent, il est à la fois le passé et le futur, le souvenir et l’avenir. S’appuyant sur les travaux de Paul Ricoeur (voir Temps et récit et La Mémoire, l’histoire, l’oubli), Catherine Grall propose de « classer » les spectres modernes en plusieurs catégories qui, toutes, font du fantôme un personnage porteur d’un message sur le monde et son Histoire. L’angoisse n’est plus seulement celle du rapport de l’homme à sa propre mort mais elle devient historicisante. Le spectre peut incarner le passé qui hante les vivants suite à des traumatismes historiques comme ceux de Jesmyn Ward et l’esclavage aux États-Unis. Le spectre peut également, plus spécifiquement, incarner le passé colonial qui revient hanter les vivants, descendants de colons ou de colonisés comme ils sont étudiés dans l’ouvrage Postcolonial Ghosts ; c’est le cas des spectres du célèbre Pedro Páramo de Juan Rulfo et dont on ne peut s’empêcher de penser à la lecture du roman d’Isaac Rosa. Ces spectres ne sont pas des menaces, des êtres de l’angoisse, ils incarnent une nécessité mémorielle qui se rappelle aux vivants : ce sont les grands-parents d’Amy dans le Ciel de Bay City ou les « presque mortes » d’Isaac Rosa. Enfin, une dernière catégorie de fantômes contemporains comporterait des spectres mêlant nostalgie et désir de renouveau. Ils représenteraient, toujours selon Catherine Grall, des échecs passés, qui hantent encore les protagonistes, sous la forme d’espoirs pas totalement éteints. Ainsi l’historique, le politique et l’éthique se mêlent ensemble dans les spectres contemporains.

5. Mue du roman

La notion de mutation incarnée par les fantômes dans les romans des XXe et XXIe siècles s’accompagne d’une réflexion plus large sur la création. On pense ici à Beloved, personnage éponyme du roman de Toni Morisson – dont Jesmyn Ward serait, selon la critique, l’héritière –, qui finira par prendre en charge la narration de plusieurs chapitres à la fin du roman, faisant entendre sa voix spectrale, prenant en charge les mots, la syntaxe, l’écriture même du texte. La mise en forme, la mise en page du livre sont bouleversées ; les phrases perdent leur syntaxe, la prose devient poème, chant, véritable carmina orphéen donnant accès au royaume de ceux qui ne sont plus… Le spectre pénètre l’écriture qu’il hante et détricote, créant ainsi une mutation dans l’écriture. L’œuvre hantée d’Issac Rosa contient ainsi sa propre lecture critique, hybridité de la forme revendiquée qu’il avait déjà expérimentée dans El vano ayer (2004), roman dans lequel l’hybridité formelle de l’écriture avait été déjà pratiquée sous la forme de collages, d’une intertextualité rendue visible. Dans l’ensemble de l’œuvre de Jesmyn Ward, il est très intéressant de remarquer que c’est avec son roman hanté par les personnages-fantômes de Given et de Richie que l’auteure entre véritablement dans la fiction ; en effet ses écrits précédents peuvent être lus comme des auto-fictions ou des textes autobiographiques. Salvage the bones (2011) et Where the lines Bleeds (2008) sont deux romans dans lesquels la vie de l’auteur est incontestablement en écho : les lieux, les personnages, les actions : l’ouragan Katerina que l’auteure a vécu, l’adolescente enceinte comme une de ses sœurs, la pauvreté et le départ du père, les combats de pitbulls… Tout semble davantage extrait de sa mémoire que d’un véritable processus de création. Men we Reaped (2013) est un texte autobiographique dans lequel elle raconte la mort de son frère et de plusieurs de ses amis comme autant de symptômes d’une Amérique malade. Avec le roman Sing, Unburied, Sing, Jesmyn Ward semble accepter la fiction ; Given, le fantôme du frère mort, est sans nul doute une réminiscence de son frère Joshua, Given contient cette part d’autobiographie, de réel qui habite encore son roman, mais il y a un autre fantôme, Richie, et Richie est un fantôme littéraire, un fantôme de la fiction, de l’imaginaire. Jesmyn Ward, par le truchement de ce personnage, bascule alors véritablement dans le roman.

Le cheminement en œuvre dans les romans aux écritures hantées est un signe de l’acte de création, le fantôme en tant que fiction dans la fiction met explicitement en abyme l’acte de création et le donne à découvrir aux lecteurs. C’est donc la lecture elle-même et les horizons d’attente du lecteur qui basculent dans les œuvres aux écritures hantées. En effet celui-ci est amené, dans ces œuvres, à prendre sa part et à résoudre l’insoluble question de ce qu’est la création littéraire dont le fantôme, qui demande interprétation, est le signe. On trouve ainsi dans le roman d’Isaac Rosa l’échange suivant entre le personnage principal du roman et un adolescent qu’il prend en stop près d’une route de campagne :

– ¿Y qué busca en un pueblo que no existe ?–pregunta ahora el niño con palabras de adulto, aunque le delata la mella en los dientes, por donde escapa el humo destozado.

– No lo sé…-contestas con el cigarillo entre los labios ; supongo que una historia. (Rosa, 2008, pp. 29-30)

Tout semble résumé ici : l’auteur, par le truchement de son personnage en quête de la vie d’un autre, cherche simplement une histoire à raconter. C’est la quête de la fiction qu’incarne sans doute, et avant tout, le fantôme dans ces œuvres possédées.

Les fantômes dans les romans contemporains participent à la création d’une nouvelle esthétique du roman. Ces romans aux écritures hantées sont en mutation au sein de leur histoire (récit) par le truchement du personnage du fantôme qui, par nature, crée une faille dans le récit, tant par ce qu’il amène de surnaturel que par les signes dont il impose l’interprétation. Ils sont également en mutation dans leur construction, le fantôme devenant alors moteur d’une hybridité textuelle et stylistique qui rend particulières les écritures hantées. L’association de ses deux mouvements, de ces deux lignes de faille participe à la création d’une esthétique singulière.

6. Conclusion

Nombreux sont les auteurs à avoir exploré dans leurs œuvres les méandres du personnage si particulier qu’est le fantôme… Homère, Sénèque, Shakespeare, Maupassant, Zola, Poe, Baudelaire, Kubrick, Morrison, Ward, Mavrikakis, Rosa… Théâtre, roman, nouvelle, poésie, cinéma… Le fantôme traverse l’histoire de l’art et plus particulièrement de la littérature. Pour chaque auteur, et quel que soit le travail esthétique engagé, interroger le spectre, et donc le surnaturel, c’est par renversement interroger la norme, l’ordre, l’ordinaire, le réel. C’est également interroger l’écriture elle-même et ses enjeux quand il l’incarne dans le texte.

C’est cette interrogation sur le réel et l’écriture, sur les traces de l’Histoire troublée de leur pays dans les âmes, c’est le personnage du spectre à la fois image d’une réalité passée et véritable « substance » onirique qui motivent l’écriture des romans contemporains dans lesquels le fantôme se fait la part belle. Il incarne alors un personnage en mutation, en proie aux interrogations autobiographiques des auteurs et aux bouleversements de l’Histoire. Il permet à la fiction de traverser le réel et de le transfigurer, il permet à l’écriture de s’incarner dans des romans qui, par le biais de ce signe, s’interrogent sur ce qu’ils sont et comment ils sont.

« Even in a pandemic, even in grief, I found myself commanded to amplify the voices of the dead that sing to me, from their boat to my boat, on the sea of time ».[9] Jesmyn Ward

Références bibliographiques

Notes

[1] Il est ici question du triptyque composé par La Malamemoria (1999), El vano ayer (2004) et ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil! (2007). Dans ce triptyque, le romancier se consacre à l’histoire contemporaine heurtée de l’Espagne. Le premier de ces trois romans, La Malamemoria retrace le parcours d’un enseignant-enquêteur sur les traces d’un haut dignitaire du régime franquiste. ¡Otra maldita novela sobre la guerra civil! se présente comme une réécriture de ce roman annoté et critiqué par un mystérieux lecteur. El vano ayer évoque, quant à lui, la révolte étudiante de 1964 à travers l’histoire de deux personnages : un étudiant communiste et un professeur ; comme dans le roman précédent, le fil du récit est interrompu par l’insertion, non pas de commentaires, mais de documents (rapports de police, articles de journaux).

[2] On entend par spectralité les formes et usages du fantôme dans la littérature ainsi que l’ensemble des signes que son usage implique, notion ainsi définie par François Lecercle dans l’avant-propos de l’ouvrage collectif Dramaturgies de l’ombre (2005).

[3] On trouve chez Plaute au IIe siècle avant J.-C le verbe mutare avec l’idée d’ôter à une chose la place qu’elle avait.

[4] C’est chez Cicéron que l’on retrouve cette idée au Ier siècle avant J.-C.

[5] Dans cet article, les termes de « spectre » et « fantôme » seront utilisés indifféremment.

[6] Jesmyn Ward s’est longuement documentée sur la prison de Parchman et son histoire mise en lumière dans les années 60 par les Freedoms Riders, groupe de militants pour les droits civiques. La prison de Parchman avait, jusqu’à leur intervention, un fonctionnement comparable aux plantations des XVIIIe et XIXe siècles dans lesquels humiliations, sévices corporels et meurtres étaient subis quotidiennement par les détenus exclusivement noirs.

[7] Quand Mallarmé dit « une fleur », « l’absente de tous bouquets », plus d’un siècle plus tôt c’est bien d’une réflexion sur une langue transcendante, celle qui pourrait atteindre les absents dont il est question, réflexion qui fait sens dans les questionnements de Catherine Mavrikakis.

[8] Le nom du village, Alcahaz, désigne en arabe une cage à oiseaux.

[9] C’est en ces termes que Jesmyn Ward prévient, quelques mois après la mort de son mari de 33 ans d’une infection respiratoire en pleine pandémie, dans une Amérique dévastée et plus divisée que jamais, que les morts chantent, et que la création littéraire sera leur caisse de résonance.


Marine Duval. Doctorante à l’Université de Picardie Jules Verne (CERCLL) en littérature générale et comparée avec pour objet de recherche les personnages de fantômes et la spectralité dans les romans des XXe et XXIe ainsi que les enjeux de l’utilisation de ce personnage sur le roman et le romanesque contemporain (corpus principal : Jesmyn Ward, Isaac Rosa, Catherine Mavrikakis, Cristina Garcia). Recherches précédentes (Master) : les fantômes de Juan Rulfo et de Mia Couto, l’étude de la parole conteuse dans des récits brefs (Goethe, Barbey d’Aurevilly, Borges). Professeur certifiée en Lettres modernes depuis 2005 ayant enseigné en collège, en lycée et en BTS. Certification cinéma. Chargée de cours à l’UFR STAPS de l’Université de Picardie Jules Verne en langue française et culture générale depuis 2019.