Hybridations de la femme-animal dans les nouvelles de Boris Vian  

Diana Requena Romero / Université de Lille 3 / France

 

Résumé. La place accordée au personnage féminin chez Boris Vian est très particulière. Il est souvent présenté comme un personnage secondaire. Pourtant, même si les apparitions des personnages féminins dans les récits peuvent être succinctes, leur développement comme personnage est loin d’être simple. Ils subissent des transformations corporelles qui leur octroient une nature animale. Avec cet espace privilégié du personnage féminin qui le situe entre deux mondes, l’auteur réussit à présenter un panorama de la position de la femme au XXe siècle, en passant par la garçonne jusqu’à arriver à la pin-up. Néanmoins, ces personnages s’inscrivent dans la sphère décrite sous le terme de langage-univers inventé par Jacques Bens. Pour cette étude, nous abordons les nouvelles de l’auteur qui, malgré la brièveté des récits, offrent un éventail d’hybridations de la femme-animal.

Mots-clés : hybridations ; femme-animal ; garçonne ; pin-up ; nouvelles

 

1. Introduction

« Le laid doit être mâle et ce n’est pas la faute des hommes s’il est si souvent de sexe opposé ».[1]

Les personnages féminins dans les œuvres de Boris Vian sont des personnages avec des incarnations corporelles très travaillées qui subissent plusieurs transformations, malgré leur rôle de personnage secondaire. En effet, Boris Vian donne vie à des personnages hybrides, de nouvelles entités et identités qui rapprochent l’être humain du règne animal. Néanmoins, ces identités ne naissent pas toujours sous la même forme. Le propos de cette étude sera de montrer les approches entre ces deux mondes, en se concentrant sur le personnage féminin dans les nouvelles de Boris Vian.

Quoiqu’elles soient souvent brèves, nous avons eu l’occasion de travailler plus d’une quarantaine de nouvelles. Comme Herbert Dickhoff le souligne dans son article « Approche discrète des nouvelles de Boris Vian », Boris Vian trouve dans le format de la nouvelle le moyen d’expression le plus concis et complet par rapport à son œuvre : « Pour le genre même de la nouvelle, elles compriment, elles condensent l’œuvre de ­Boris Vian, […] un miroir qui reflète l’ensemble de l’œuvre […]. L’univers de Boris Vian ne se trouve pas dans une seule nouvelle, mais dans leur ensemble » (1977, p. 344). Par ailleurs, il est intéressant d’aborder l’analyse du personnage féminin dans les nouvelles de Boris Vian, car, malgré les travaux déjà publiés sur ses personnages, nous considérons que ceux-ci se concentrent plutôt sur les héros ou sur les personnages féminins de ses romans les plus connus. Quoi qu’il en soit, l’analyse du personnage féminin dans les nouvelles n’a pas été envisagée dans sa totalité, c’est-à-dire en considérant l’intégralité des nouvelles comme un ensemble et non individuellement. Il est pertinent aussi de remarquer que très peu de travaux ont traité exclusivement des nouvelles de l’auteur. Parmi ceux-ci, en 1999, Fayard entreprend la publication des Œuvres de Boris Vian sous la direction de Marc Lapprand et Gilbert Pestureau : collection en 15 volumes de couverture blanche, parmi lesquels, nous trouvons pour la première fois la compilation de toutes les nouvelles de l’auteur. Par ailleurs, en 2014, une étude spéciale est dédiée aux nouvelles dans l’œuvre d’Alistair Rolls, intitulée If I say If. Cette publication présente une traduction en anglais, langue si chère à Vian, de ses poèmes et nouvelles. D’ailleurs, nous y trouvons une analyse du genre de la nouvelle chez Boris Vian. Il y traite de l’histoire de Boris Vian avec le format de la nouvelle, de ses influences et des différentes connexions établies entre les personnages de ses différents formats de récits, sans oublier son traitement si particulier du langage.

Nous trouvons dans presque la totalité des nouvelles, la mention ou l’apparition d’un ou plusieurs personnages féminins, soit avec un rôle direct dans l’intrigue, soit de façon implicite. Dans tous les cas, il s’agit d’un personnage secondaire. Son entrée en scène dépend intégralement d’un personnage masculin, qui peut être lui aussi un personnage secondaire. Dans les nouvelles de Boris Vian, la femme n’est pas conçue d’une façon complètement libérée. Si des personnages féminins y apparaissent, c’est dans la mesure où les voix masculines les conçoivent. En conséquence, ce n’est pas étonnant de découvrir des descriptions corporelles très détaillées sur la femme où, en certaines occasions les seules parties visées sont les seins, et, de ce fait, cela témoigne d’une dépersonnalisation de celle-ci. Comme le soulignent Mariana de Cabo et Estefanía Montecchio dans leur article « La mujer natural : la influencia de Charles Baudelaire en L’Automne à Pékin de Boris Vian », l’auteur utilise la métonymie pour décrire le personnage féminin et, en conséquence, celui-ci est sexualisé : «  La mujer queda, por tanto, reducida únicamente a un objeto pasivo de sexualidad y esta consideración es puesta de manifiesto por Vian mediante una imagen de gran violencia, una metonimia que circunscribe el cuerpo femenino a una funcionalidad meramente sexual » (2019, p. 293).

Nous remarquons également que les personnages féminins, à la différence des masculins, ne disposent pas en règle générale d’un nom propre. Elles sont désignées par la position qu’elles occupent : la putain, la sœur de Peter Gna (qui représente la première femme de l’auteur, Michelle Léglise), la propriétaire, la vendeuse de poivre, entre autres. En d’autres occasions, elles répondent à un ordre numérique, à la façon d’un simple figurant. Ainsi, nous trouvons Madame 358-1 et Madame 358-2 dans la nouvelle « Le figurant ». Bien que le contexte justifie cet emploi, il est intéressant de souligner que ce mode de fonctionnement n’est utilisé que pour les personnages féminins. Le fait de déshumaniser les personnages féminins n’est pas un hasard, puisque, comme nous le verrons plus tard, elles ne sont tout simplement pas considérées comme des êtres humains, mais comme des objets de consommation. Comme c’est le cas pour les animaux élevés pour leur viande, ces personnages féminins sont dépourvus d’un nom.

2. Transposition d’une réalité : la garçonne et la pin-up

La rédaction de la plupart de ces nouvelles s’est inscrite dans la deuxième moitié des années 40, coïncidant avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, contexte à prendre en compte lors de la lecture de ces nouvelles. En effet, le rôle de la femme dans la société change avec l’effervescence de la guerre et l’arrivée des soldats américains. C’est à cette époque-là que le personnage de la pin-up naît, dans le but d’enterrer la garçonne, la femme androgyne des années 30, asexuée, qui lutte pour les droits des femmes et qui aspire aux privilèges masculins à travers un changement esthétique. La garçonne disparaît peu à peu en faveur de la femme sexy fantasmée par les soldats américains. La pin-up prend de plus en plus vie avec la propagande américaine. Ce qui était dans un premier temps une image to pin up devient une stratégie socio-militaire et les femmes commencent à imiter cet archétype. Le corps de la femme est à nouveau sexualisé, malgré les efforts desgarçonnes du début du siècle. La pin-up est une femme simple et naïve, avec une silhouette qui met en relief ses attributs féminins : des seins en forme d’obus, des jambes très longues, la taille serrée et des fesses relevées [2] (Favre, 2018, p. 181). L’image d’une femme blonde, souvent habillée avec tous types d’uniformes, est aussi vénérée. Comme Mercedes García Expósito le montre dans son ouvrage De la « Garçonne » à la « Pin-up », la devise victorienne qui défend l’intellect chez les hommes et le corps chez les femmes réapparaît (2016, p. 26). Cette devise sera reprise dans les nouvelles de Boris Vian. Pour citer un exemple, nous prenons la nouvelle « Blues pour un chat noir », où plusieurs personnages masculins et féminins apparaissent et montrent un reflet de l’époque. Ainsi, en plus de deux soldats américains qui souffrent de toutes sortes de railleries, l’auteur introduit plusieurs prostituées et un personnage autobiographique, célèbre aussi par d’autres récits, Peter Gna – le beau-frère de Boris. Ce personnage est accompagné de sa sœur (Michelle Léglise), qui est présentée justement comme la sœur de Peter Gna pendant tout le récit, sans un nom propre. D’ailleurs, ce manque de considération pour le personnage se perçoit à travers le ton condescendant et paternaliste utilisé par l’auteur. Ce personnage se montre naïf, alors que son frère semble mener la danse et ne parle des femmes qu’à propos du sexe. Encore un exemple très direct et chargé d’une tonalité comique dans la nouvelle « La route déserte » : « Noémi, dont le père était inspecteur et la mère encore bien conservée, […] » (Vian, 2016, p. 79).

Pourtant, comme nous le verrons dans l’analyse qui suit, la devise victorienne n’est pas toujours respectée, étant donné que certains personnages féminins apparaissent séduisants et malins en même temps, comme ce sera le cas de la vendeuse de poivre. Alors que les personnages féminins peuvent acquérir ces deux caractéristiques, ce n’est pas le cas pour les personnages masculins : soit ils sont intelligents, soit ils sont les victimes des femmes. Dans les deux cas, l’auteur ne s’attarde pas sur la description du corps masculin. Il n’est pas observé ni décrit minutieusement comme celui de la femme. A cette époque, le seul corps qui intéresse est celui de la pin-up. Nonobstant, il est nécessaire de souligner dans ce point que L’Écume des jours commence justement avec la description physique de son personnage principal, Colin, qui montre sa préoccupation pour son apparence :

Colin terminait sa toilette. […] s’armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. […] Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau [...]. (Vian, 1963, p. 9)

Cette scène où il essaye d’exalter son apparence physique et son charme dévoile au fur et à mesure du roman l’incapacité du personnage à s’adapter à ce rôle viril et autoritaire qui prévaut à cette époque. En revanche, Colin est un personnage maladroit qui patauge et qui ne trouve jamais sa place. Néanmoins, cette description qui se présente comme une habitude routinière de préparation du personnage diverge des descriptions féminines. Colin est décrit d’une façon affable et son corps n’est pas l’objet d’hypersexualisation : « Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil » (Vian, 1963, p. 9). Dans ce passage, la description de Colin aide le lecteur à avoir un premier aperçu de sa méticuleuse personnalité et de l’étrangeté du monde où il habite à travers la personnalisation de certains éléments. Pourtant, cette méthode n’est pas reprise dans d’autres romans comme L’Arrache-cœurou L’Herbe rouge, dans lesquels, ces descriptions initiales sont inexistantes. Les personnages masculins sont alors introduits dans le récit, issus de nulle part, provoquant une sensation de vide quant à leur personnalité.

En revanche, la description des corps féminins n’a pas le même objectif. Comme nous l’avons déjà annoncé, l’auteur a recours à des tableaux métonymiques de la femme avec un ton souvent loin d’être affable. En effet, la société de l’époque était partisane d’une « mystique de la féminité » (Expósito García, 2016, p. 363), qui répondait à un canon de beauté très défini : une femme blonde, inoffensive, irrésistible et souriante. Boris Vian octroie une place prépondérante à la description des corps féminins dans ses nouvelles. Les femmes sont séduisantes, avec une apparence très soignée. Même après la mort, la beauté féminine apparaît intacte, avec la même inertie que la pin-up représentée sur des images encourageant les soldats de la Seconde Guerre mondiale : « Noémi, sur son brancard, avait encore ses belles lèvres rouges bien ourlées, ses cheveux roux foncé, son nez droit, mais ses yeux étaient fermés » (Vian, 2016, p. 94). À travers ce personnage féminin de la nouvelle « La route déserte », Boris Vian impose l’imperturbable beauté de la pin-up jusque dans sa mort.

3. Un regard surréaliste : la femme-animal

Boris Vian ne se limite pas à immortaliser la pin-up et la garçonnedans ses récits. D’autres rôles de femmes, propres aux périodes précédentes, y apparaissent. Nous trouverons des personnages féminins correspondant à la femme fatale, comme Mme Eskubova dans « Marseille commençait à s’éveiller » ; à la vamp, assoiffée de vengeance, tel que Slacks dans « Les chiens, le désir et la mort » (nouvelle signée avec son pseudonyme Vernon Sullivan), ou même à la ginandroide, comme la machine de « Le danger des classiques » qui hait les hommes. Ce n’est pas étonnant, si nous tenons compte du mouvement artistique du surréalisme, dont Boris Vian ne se considère pas adepte, mais avec lequel il partage certaines idées. Le surréalisme est un mouvement qui présente une division lors de la représentation de la femme. D’un côté, nous avons la femme-muse, métamorphosée, une sorte d’entité divine ; d’un autre, la femme comme objet sexuel, dont seul le corps est intéressant. Ces deux perspectives sont aussi présentes dans les nouvelles de Boris Vian.

Les personnages des récits de Boris Vian, indépendamment de leur degré d’intégration dans l’intrigue, subissent des hybridations corporelles en créant parfois des corporéités qui oscillent entre le comique et l’absurde. Plusieurs travaux ont été consacrés à l’étude de ces métamorphoses où des liens entre le règne animal et l’être humain s’établissent. À propos de la femme, les barrières cèdent souvent vers l’être animal, comme Adela Cortijo le remarque dans sa thèse El sistema de personajes en la obra narrativa de Boris Vian : « […] la mujer parece simbolizar en Boris Vian el lado animal de la especie y no a un individuo » (2003, p. 268). En tant qu’adepte de la ‘pataphysique, il octroie une place importante à l’incarnation animale. Ainsi, dans la nouvelle « Les remparts du sud », nous trouvons la description physique d’une passante qui vacille entre être humain et être animal. Elle est appelée « poule » à plusieurs reprises par le narrateur et, pour soutenir cette dénomination, elle est décrite avec un « croupion relevé » (Vian, 2011, p. 42) en imitant la position de la poule. Cette passante, qui n’est pas pertinente pour le déroulement de l’intrigue, montre cette étape intermédiaire entre les deux mondes, la fusion et l’hybridation des personnages, en même temps qu’elle présente le monde vianesque au lecteur, comme nous le développerons plus tard.

Parmi tous les portraits féminins dessinés, nous pourrions distinguer deux grands groupes, dans lesquels tous les types de femmes antérieurement mentionnés pourraient se classer : d’un côté, la femme chasseuse ; d’un autre, la femme chassée. Ces deux femmes envahissent les récits de Boris Vian dans une sorte de combat ou de confrontation qui expose les deux visions que la société contemporaine de l’auteur avait de la femme. Ce qui paraît à priori être une ambiguïté à propos du rôle de la femme révèle en fait une évolution de la mentalité de l’auteur. En effet, comme Michel Rybalka l’énonçait déjà dans Boris Vian : essai d’interprétation et de documentation : « […] tous les textes écrits de 1944 à 1952 portent la trace de ce que l’on pourrait imparfaitement appeler la misogynie de Vian » (1969, p. 142). Dans les faits, les deux rôles révèlent le lien entre la femme et le monde animal, soit par les descriptions physiques des personnages, soit par leurs manières d’agir obéissant aux instincts les plus primitifs. Nous mettons en évidence l’emploi du mot « femelle » de la part d’une voix masculine pour s’adresser au personnage féminin aussi bien quand elle prend le rôle de chasseuse que quand elle est chassée. En revanche, malgré le nombre de nouvelles, nous ne trouvons pas la nomenclature équivalente pour présenter le personnage masculin : le terme « mâle » n’est pas utilisé. Avec l’usage du mot « femelle », la femme est réduite au règne animal induisant ainsi un déséquilibre des rôles, puisqu’elle est humiliée et restreinte à sa capacité sexuelle. Néanmoins, certains personnages féminins profitent de cette surcharge sexuelle et en tirent profit. Cela sera le cas des personnages féminins de L’Herbe rouge, sous leur apparence de femmes futiles, mais aussi de plusieurs personnages féminins des nouvelles, comme nous verrons plus tard. Ainsi, Folavril avoue le rôle qu’elle doit jouer en tant que femme et les clichés auxquels elle doit se tenir : « Nous sommes jolies, nous essayons de les laisser libres, nous essayons d’être aussi bêtes qu’il faut puisqu’il faut qu’une femme soit bête – c’est la tradition – et c’est aussi difficile que n’importe quoi, [...] » (Vian, 1962, p. 149).

D’ailleurs, dans ce monde si particulier, les personnages masculins ne sont pas les seuls à trouver un exutoire sexuel dans le corps féminin, c’est également le cas des animaux doués de parole : le chat de « Blues pour un chat noir » agit avec le même instinct sexuel que le reste de personnages masculins non animalisés : « – Je m’en taperais bien une tricolore, dit-il » et le chat ponctue : « Vous n’en connaissez pas une ? demanda le chat à la putain. Vos amies n’ont pas de chattes ? » (Vian, 2016, p. 131). Ce dernier mot revient au mot « femelle », puisqu’il ramène les femmes à leur état de femelles, en insistant sur leur capacité reproductive. C’est un schéma qui se répète dans la société comme Simone de Beauvoir le remarque dans son livre Le Deuxième Sexe. En effet, elle expose le parallélisme réalisé socialement entre être humain/homme et femelle/femme. Lorsque la femme est définie, même au-delà de la fiction, le mot « femelle » suffit, la réduisant ainsi uniquement à la procréation (Beauvoir, 2020, p. 37). La femme, tel un distributeur automatique, n’est utilisée que pour sa capacité de reproduction.

3.1. La femme chassée

Nous commencerons donc par la femme chassée, puisqu’elle apparaît avec une grande fréquence dans les nouvelles. Nous adoptons le terme « femme chassée », étant donné que ces personnages féminins sont toujours la victime, la proie d’un personnage masculin, parfois même de la voix narrative. Dans la nouvelle « Le plombier », le personnage féminin de Jasmin est la proie du narrateur-personnage : « […] je voudrais cerner sa taille de mes bras durs et la faire expirer sous des baisers sangsuels [...] » (Vian, 2016, p. 70). Dans cette nouvelle, le personnage féminin n’est pas seulement secondaire, il est même inexistant, c’est un produit de l’imagination du protagoniste. Le mot-valise « sangsuel » composé par « sangsue » et « sensuel » met en lien deux sujets qui sont toujours en contact dans les nouvelles de Boris Vian : la mort et l’érotisme. Comme nous le verrons plus tard dans d’autres exemples, plus la mort est présente, plus l’érotisme l’est aussi. Dans la nouvelle « Un drôle de sport », deux hommes partent justement à la « chasse » aux femmes. Ils sont en soirée et leur seul but est de trouver deux femmes avec qui coucher : « Ils burent et se mirent en quête (de femmes) » (Vian, 1983, p. 109). Même le narrateur les décrit comme des chasseurs qui sont à la recherche de leurs gibiers, des proies à consommer et à jeter, description qui se complète avec l’ironie du titre « Un drôle de sport ».

La femme chez Boris Vian est souvent présentée comme un petit animal inoffensif, voire naïf. Un exemple très visuel de cette représentation innocente apparaît dans la nouvelle « Le loup-garou ». Dans ce récit, le mythe du loup-garou est inversé : il s’agit d’un loup qui se fait mordre et devient un homme et adopte de ce fait les mauvais comportements des êtres humains. Sa proie est évidemment une femme qui est décrite par le narrateur comme une « brune biche » (Vian, 2011, p. 14). Avec le terme « biche », la femelle du cerf, nous avons la comparaison de la femme avec un animal considéré comme inoffensif, désarmé, souvent adorable et gentil. Par ailleurs, nous trouvons dans cette nouvelle l’utilisation du terme « femelle » (Vian, 2011, p. 15) afin de se référer au personnage féminin.

Ce n’est pas la seule occasion où le personnage féminin est traité de façon condescendante, voire avec mépris. Dans la nouvelle « Une pénible histoire » le personnage féminin se désigne péjorativement comme étant « […] une andouillette bleue [...] » (Vian, 2011, p. 123), terme qui la rapproche de la nourriture. Elle joue le rôle d’une pauvre jeune fille, simple et inoffensive. Elle trompe le personnage principal, le narrateur et le lecteur, car il faut attendre la fin de l’histoire pour qu’elle se démasque : elle a arnaqué le protagoniste et a réussi à lui dérober son argent. Le personnage féminin, assez rusé, fait semblant d’être niais en vue d’atteindre son but.

Pourtant, cette appellation condescendante nous permet d’introduire un autre sujet qui est en rapport avec l’animalisation du personnage féminin. Le terme « andouillette » évoque la nourriture d’origine animale. Comme nous l’avions précédemment avancé, nous constatons très souvent que la femme est regardée comme un plat appétissant, comestible. Même quand le personnage féminin ne joue pas vraiment un rôle, nous pouvons repérer des scènes où des femmes apparaissent, sans parler, sans agir, sans avoir un effet appréciable sur l’intrigue, comme un plat prêt à être consommé : « – Hum ! Dit l’un.– Oui… répondit le second » (Vian, 2011, p. 92). Carol J. Adams l’exprime dans The Sexual Politics of Meat :« To feel like a piece of meat is to be treated like an inert object when one is (or was) in fact a living, feeling being » (2011, p. 82). La femme devient la proie : le corps féminin est décrit et analysé comme s’il était un morceau de viande. Il ne s’agit plus d’une question esthétique de beauté physique, le personnage féminin est comparé à l’animal par rapport à la comestibilité de son corps. Nous le remarquons de nouveau dans la nouvelle « Le figurant » où des personnages masculins étudient et débattent sur le corps féminin : « Elle a un cul, on a envie de mordre dedans et d’en enlever un gros morceau » (Vian, 2016, p. 197). Ils regardent le corps féminin comme un morceau de nourriture et échangent à ce sujet violemment, avec une sorte d’envie insatiable. À un moment donné, dans la nouvelle « Martin m’a téléphoné », la femme n’est pas seulement traitée comme un animal qu’on pourrait manger. Nous avons l’impression qu’elle a été gavée et choisie pour sa postérieure exposition comme s’il s’agissait d’une ferme avec une grande production où les produits doivent être parfaits à la vente : « […] on aurait dit qu’on les avait fabriquées en gonflant un peu et en serrant à la taille pour faire sortir la poitrine et les fesses » (Vian, 2011, p. 76). Le corps féminin est un produit prêt à la consommation et la fréquence avec laquelle des prostituées, femmes à consommer, apparaissent dans les nouvelles soutient notre idée.

Un trait qui joue un rôle très important dans ce rapprochement entre le corps féminin et le monde animal est l’odeur. Les femmes des récits de Boris Vian ont très souvent un parfum : « […] les odeurs ont quelque chose de vital et contribuent à rendre plus vivant ce à quoi elles sont associées ; […] » ou encore « Une femme, c’est avant tout pour Vian un parfum, […] » (Rybalka, 1969, p. 153). À travers le parfum, la femme devient désirable et, par conséquent, comestible. En définitive, le corps féminin chez Boris Vian est synesthésique. Il arrive – comme la nourriture – aux personnages masculins à travers les sens : en premier lieu la vue, ensuite l’odorat et dans certaines occasions, même le goût et le toucher. Parfois, les sens sont mélangés, comme c’est le cas dans la nouvelle « Le Rappel » : « […] il pouvait sentir son parfum, vert sur ses bras et son corps […] plus mauve près des cheveux [...] » (Vian, 1967, p. 205). Comme un morceau de viande, le corps féminin est objet d’exposition en vue d’attirer le consommateur, c’est à dire, le personnage masculin, qui dans certains contextes arrive même à juger sa qualité à travers l’odorat ou le toucher. Pour preuve, dans la nouvelle « L’écrevisse », la propriétaire, qui joue un rôle maternel, se fait remarquer puisque son odeur corporelle de gibier pénètre la salle : « – Ça sent drôle dans l’escalier, dit le chef.–C’est la logeuse, dit Jacques. Elle ne ferme jamais sa robe. – Ça sent bon, dit le chef. Ça sent le garenne. » (Vian, 2015, p. 73). Cette citation nous fait penser à priori à une réaction par rapport à un plat cuisiné plus qu’à l’odeur corporelle d’un être humain. Ce parfum fort et sauvage, lequel pour nous pourrait s’apparenter à de la transpiration et être, de ce fait, repoussant, relève l’effet contraire dans le monde vianesque. C’est une émanation agréable, voire appétissante.

Le dernier des sens, l’ouïe, peut aussi invoquer le corps féminin. Par exemple, dans L’Écume des jours la belle Chloé est pré-choisie par Colin à travers sa sélection musicale homonyme. Étant donné la représentation sensorielle et synesthésique de la femme, celle-ci ne peut être décrite que via une conception physique.

Néanmoins, l’association de femme comme proie ne se limite pas à ce sens figuré où elle est comparée à un morceau de viande. Les personnages masculins autour d’elle la traitent comme une identité de deuxième niveau et, le cas échéant, ils agissent avec elle avec le même instinct que des animaux. Dans des nouvelles comme « Le figurant » ou « L’amour est aveugle », nous découvrons des passages de viols de la femme, voire à plusieurs personnes, comme s’il s’agissait d’un accouplement animal : « Vous n’allez pas me sauter dessus à cinq ou six ? » (Vian, 2011, p. 65). D’ailleurs, nous ne trouvons pas de réactions dans le récit qui manifestent la surprise ou le refus de cette situation. Il est décrit comme un acte naturel, en réponse à un instinct : « Une figurante se faisait violer dans un coin, des roses et des œillets tombaient en pluie [...] » (Vian, 2016, p. 207).

Pourtant, il ne faut pas oublier que cette hybridation s’intègre dans le monde vianesque. Autrement dit, l’auteur réalise des croisements de personnages dans un monde qui leur appartient, qui n’est pas le nôtre. Il s’agit d’un monde parallèle où les personnages se trouvent en harmonie avec les situations présentées, souvent chargées d’un humour noir qui pousse à la limite du rire jaune. Il ne s’agit pas donc d’une division entre le monde humain et le règne animal, tout est mélangé dans la même atmosphère. Ainsi, nous trouvons la (con)fusion du monde animal et de l’être humain dans la nouvelle « Une grande vedette », où le chien, pourvu d’une voix, est capable de parler et de penser comme le reste de personnages masculins. Cela implique qu’il insulte les femelles. Puisque le mot « femelle » est souvent utilisé pour s’adresser au personnage féminin, nous sommes témoins ici de l’ambiguïté entre ce fait et l’usage (plus légitime) du terme femelle pour se référer aux femelles canines. En quelque sorte, c’est la même opération auparavant décrite avec le chat de « Blues pour un chat noir » et son emploi du vocable « chatte ».

3.2. La femme chasseuse

Contrairement à la femme proie, nous trouvons la femme chasseuse. Plus la femme se rapproche de l’animal sauvage, plus elle ressemble physiquement à une femme androgyne. L’autonomisation des personnages féminins passe par l’animalisation sauvage de ceux-ci. Dans ce cas il ne s’agit plus d’une femme inoffensive symbolisée par un petit gibier mais, d’un personnage féminin puissant représenté par des animaux de grande taille, forts et sauvages, voire violents.

Ainsi, nous remarquons la présence de personnages féminins chargés d’audace et de ténacité. Le narrateur, pour transmettre cette nervosité et cette puissance, compare la femme à un cheval. C’est le cas de Slacks, le personnage féminin de « Les chiens, le désir et la mort » : « Elle m’a donné un coup sur la main avec son poing droit, sans avoir l’air. Elle tapait comme un cheval » et encore quelques lignes après : « Elle respirait en soufflant comme un cheval » (Vian, 2011, p. 100). Cette caractéristique est accompagnée par la brutalité et la violence, traits qui, selon Rybalka, sont beaucoup plus manifestes dans les textes signés par Vernon Sullivan. Néanmoins, nous le trouvons aussi dans des récits signés Vian. Dans Conte de fées à l’usage de moyennes personnes, un des personnages féminins est appelé « Cheval » : « Joseph était assis entre Barthélémy et sa compagne de voiture. (Ai-je dit qu’elle s’appelait Cheval ?) » (Vian, 2010, p. 13). Quelques lignes après, elle est frappée, mais elle reste dans son état sauvage : « Elle ne se formalisa pas pour si peu [...] » (Vian, 2010, p. 14). Le jeu femme-animal réapparaît, mais elle n’est plus la proie. Elle incarne le prédateur.

Alors que dans la nouvelle « Une pénible histoire », le personnage féminin fait semblant d’être inoffensif, naïf et malheureux tout en tirant profit de son charme, dans « Marseille commençait à s’éveiller » nous tombons sur une sorte de Mata Hari qui s’offense lorsqu’il lui est demandé d’agir de cette façon : « - Vous me prenez pour une grue, dit-elle. Je ne suis pas Marthe Richard […] » (Vian, 2011, p. 89). Le mot « grue » employé à la fois pour l’animal et pour une femme niaise ou facile selon le CNRTL sert à décrire la femme chassée qu’elle refuse d’être.

En conséquence, pour éviter d’être chassée, la femme chez Boris Vian est chasseuse. Le personnage féminin n’est plus décrit comme un plat appétissant. D’ailleurs, il perd ses qualités dites féminines. Soit elle se rapproche des figures mystiques, soit elle est androgyne. Nous pouvons le vérifier avec le personnage féminin de « Les chiens, le désir et la mort », qui porte des pantalons, fait souligné plusieurs fois dans le récit, et auquel elle doit son nom Slacks. Ce qui est étonnant dans cette nouvelle c’est que, même si la protagoniste des actions est ce personnage féminin, l’histoire est racontée par une voix masculine, narrateur qui paiera pour les délits perpétrés dans la nouvelle. À priori, ce narrateur personnage témoin serait le personnage secondaire de l’histoire, mais les rôles s’inversent lorsqu’il s’approprie le récit. Il s’attribue la voix principale de l’histoire, dans le sens où c’est lui qui la raconte et montre son regard. Le personnage féminin est décrit comme une sorte d’animal féroce et puissant, assoiffé de sang. D’ailleurs, les descriptions jouent avec les lumières, ce qui fait apparaitre le personnage féminin comme un vampire. Elle s’amuse à conduire à toute vitesse le taxi du protagoniste, ce qui entraîne plusieurs décès, parmi lesquels un chien et une jeune fille. Ce n’est pas un hasard si elle écrase en premier lieu le chien et, ensuite, la jeune fille. Cela montre une hiérarchie où les animaux et les femmes chassées sont à la même hauteur. Le personnage féminin de cette nouvelle se laisse emporter par un instinct primitif et irrationnel et elle fait du personnage masculin sa proie. Cet instinct primitif dont il est question se dévoile très évidemment par la voix masculine quand il s’agit de la sexualité. Le personnage principal de « Les chiens, le désir et la mort » est abasourdi par la réaction de Slacks. En effet, le narrateur décrit l’état physique de Slacks, qui paraît avoir eu un orgasme en écrasant un chien sur le trottoir : son corps se contracte et elle bave légèrement. Pourtant, dans cette histoire que s’approprie le narrateur, le lecteur reçoit constamment ses pensées et impressions : il est, comme lui, stupéfait par l’orgasme de Slacks, survenu sans intervention masculine. Cet extrait de l’orgasme est traité d’une façon si naturelle que les sentiments qu’il inspire sont tournés en ridicule. La liberté sexuelle féminine surprend le personnage narrateur, alors que, paradoxalement, il ne montre aucune surprise lors des scènes de viol dans d’autres nouvelles. La femme chassée est une proie et cela n’étonne ni le personnage masculin ni le narrateur. Au contraire, ce dernier justifie le personnage masculin lorsque le personnage féminin prend les rênes : « […] il faut se mettre à la place d’un homme qui dort […], qui constate que sa grosse logeuse croulante s’est transformée en une Walkyrie aux sens aigus et plantureux, Circé avide d’une caverne de plaisirs imprévus » (Vian, 2011, p. 62). Malgré la peur que lui inspire l’état sauvage de la femme, la voix masculine se montre toujours attirée par celle-ci. D’ailleurs, le personnage principal de « Les chiens, le désir et la mort » avoue une érection quand le personnage féminin s’assoit sur lui, bien qu’elle soit décrite comme androgyne.

Pourtant, Slacks n’est pas le seul personnage féminin que l’on identifie à l’animal sauvage. Aussi bien dans les nouvelles de Boris Vian que dans ses romans, nous pouvons déchiffrer un lien entre le personnage féminin et le loup. D’ailleurs, nous pourrions même parler d’une meute de loups, puisque le personnage féminin qui agit comme tel n’apparaît jamais en solitaire. La nouvelle « Le voyeur » a lieu dans un petit hôtel de montagne, surnommé le « Cirque des Trois-Sœurs ». En effet, nous avons trois personnages féminins – dont les noms commencent par la lettre « l » comme le mot « loup » –, et un personnage principal masculin dont la curiosité est éveillée par les filles et les contemple comme on regarde un spectacle. Depuis le début de la nouvelle, celui-ci les considère comme un plat appétissant à manger : « […] leurs yeux luisaient […]. Leur peau, lissée par le soleil, donnait envie d’y mordre » (Vian, 2011, p. 151). Il les visualise en quelque sorte comme le gibier, alors qu’elles sont décrites en même temps comme des animaux sauvages : « […] flexibles et fermes comme de jeunes bêtes libres » (Vian, 2011, p. 151), ce qui paraît attirer encore plus le protagoniste. Néanmoins, comme c’est le cas souvent dans les nouvelles de Boris Vian, le narrateur se positionne du côté du personnage masculin. Ainsi, nous remarquons que le protagoniste n’est pas le seul à être attiré par ces jeunes femmes sauvages, c’est aussi le cas de la voix narrative : « […] chacune dans leur genre, des créatures tentantes […] » (Vian, 2011, p. 153).

À nouveau, le narrateur s’interroge sur l’attitude des trois jeunes filles, lorsqu’elles ne sont pas socialement polies avec le personnage masculin. Michel Rybalka le remarque dans son œuvre Boris Vian : essai d’interprétation et de documentation :Boris Vian n’était pas à l’aise avec « l’idée de faire la cour » et refusait par peur la « mauvaise foi de la femme » (1969, p. 51). Pourtant, dans d’autres nouvelles où la femme est maltraitée, voire violée, la voix narratrice ne se manifeste pas en sa faveur. Au fur et à mesure que la nouvelle avance, elles sont décrites comme « […] un peu garçonnières–jusqu’à ce qu’on s’attarde à détailler leurs bustes [...] » (Vian, 2011, p. 153). De la même façon que pour Slacks, la description antiféminine paraît une condition sine qua non afin de fournir au personnage féminin force et courage. De cette façon, les personnages féminins passent de stature de proies à celle d’animaux sauvages. Elles passeront à l’action comme des chasseuses : lors d’une scène érotique entre elles, elles se rendent compte que le protagoniste les fixe. Les trois filles sont décrites comme une espèce d’animal qui suit son instinct, des félines sauvages et androgynes : « […] comme des bêtes, s’enlaçant par moments pour des luttes brèves » (Vian, 2011, p. 155). Quand elles découvrent le voyeur, elles l’assomment et elles le crucifient avec ses skis. Ces trois filles qui agissent comme des loups en meute sont interchangeables, comme le remarque Anne Clancier quant aux personnages du roman J’irai cracher sur vos tombes : « Nous comprenons maintenant pourquoi les deux protagonistes se nomment LEE et LOU, […] interchangeables, tous deux dotés du même type de sadisme oral. […] prénoms de trois lettres commençant par la même consonne, […] elle évoque évidemment un loup » (1967, p. 62-63).

La ligne directrice de la femme sauvage semble toujours la même : pour être puissant et se manifester contre la naïveté de la femme chassée, le personnage féminin est décrit de façon androgyne (comme c’est le cas aussi dans « Le danger des classiques ») et souvent lesbien (voir « Divertissements culturels »). À cette caractéristique, nous pouvons ajouter qu’elle devient souvent meurtrière d’un personnage masculin. Cette hybridation de la femme sauvage est considérée comme une transformation. Autrement dit, elle devient chasseuse, elle fusionne avec son instinct le plus primitif comme dans une quête pour la survie. L’autonomisation de la femme chasseuse passe par l’hybridation et la mystification du personnage féminin. En revanche, la femme chassée ne subit aucune transformation, il s’agit d’une hybridation innée en quelque sorte.

4. Un univers vianesque

Quoiqu’une étude linguistique n’est pas proprement envisagée dans ce travail, il faut encadrer ces hybridations des personnages dans le concept de langage-univers créé par Jacques Bens à propos du roman L’Écume des jours de Boris Vian. Dans la postface de l’édition de 1963, Bens souligne ce monde particulier, construit grâce au rapport entre le langage et la contemplation de la réalité de Boris Vian. En effet, Boris Vian était créateur de mots, il détournait la langue française – et souvent l’anglaise, voire, l’allemande – afin de créer un mot-valise qui se rapproche le plus de son idée. Il existe une harmonie parfaite entre les personnages et les actions qui arrivent dans ce monde, harmonie qui se manifeste par le langage. Toutes les lois présentées dans ce monde pourraient être considérées d’une certaine façon comme légitimes et cohérentes. Ainsi, « […] les personnages de Boris Vian ne manifestent pas notre incompréhension : cet univers est le leur. Ils s’y comportent comme nous dans le nôtre [...] » (Bens, 1963, p. 178). Les personnages, les actions et les pensées sont des pignons qui ne fonctionneraient pas dans une autre machine. Ils ne seraient pas compréhensibles en dehors du contexte de ce cosmos. C’est justement ce langage-univers qui rend possible l’assemblage des différents rôles de la femme à l’intérieur d’un même recueil.

Le seul recueil pourtant publié du vivant de l’auteur est Les Fourmis en 1949. Dans cet ouvrage, nous pouvons effectivement trouver toutes les femmes de l’univers vianesque plus ou moins animalisées : de la femme pin-up avec des descriptions très détaillées de son corps et qui est objet de désir et consommation, comme c’est le cas dans les nouvelles « Le figurant » ou « Blues pour un chat noir » jusqu’à la femme libérée sexuellement, voire garçonnière, telle que dans « Le brouillard » ou « L’oie bleue ». Dans ce recueil, nous découvrons aussi des rôles intermédiaires qui couvrent l’ensemble de la palette des comportements. D’un côté de cette palette, dans « L’écrevisse » la serviable propriétaire-garenne joue un rôle maternel envers le personnage principal qui est malade. Elle prend soin de lui, en même temps qu’elle est sexualisée. De l’autre, les personnages féminins de la nouvelle « Le voyage à Khonostrov » participent à la torture inquisitoriale réalisée à Saturne Lamiel et nous sommes témoins de leur beauté et de leur laideur, fait qui n’émerge pas lorsqu’il s’agit d’un personnage masculin. Pourtant, comme nous l’avons constaté lors de la lecture de ses nouvelles et avec la citation introductive de cette étude, la laideur n’est pas propre à la femme. En revanche, cette caractéristique correspond le plus souvent aux traits considérés comme masculins. Dès que la laideur est associée à la femme, elle est interprétée de façon négative. Comme Lydie J. Haenlin (1976) le propose dans son article, Boris Vian utilise le langage littéraire afin de reproduire la société de l’époque en même temps qu’il réalise une critique de celle-ci. C’est pour cette raison que les traits des personnages féminins dans l’ouvrage de Boris Vian sont amplifiés et dramatisés. Leurs attributs sont portés à leur paroxysme. La femme est exagérée, elle est une hyperbole d’elle-même, son physique la caractérise.

Par ailleurs, dans ce système d’engrenages où tout tourne à la perfection, nous avons l’impression que les barrières entre le monde animal et le monde humain sont floues. L’humeur du récit provoque la confusion. Dans « Blues pour un chat noir », une « péripatéticienne » apparaît entourée de deux soldats américains qui la touchent et la tiennent : « Celui de droite, on ne voyait pas sa main gauche, celui de gauche non plus, mais lui était gaucher » (Vian, 2016, p. 122). D’une certaine façon, les soldats marquent leur territoire sur la prostituée, ils font d’elle leur conquête et objet de consommation. Toutefois, en employant un ton satirique, l’auteur critique l’ensemble des protagonistes, aussi bien les soldats que la prostituée. Tous sont stigmatisés et rabaissés.

5. Conclusion

Pour conclure, les personnages féminins des nouvelles de Boris Vian subissent des hybridations qui réduisent les barrières entre l’être humain et l’animal. Les personnages féminins se résument à la femme naïve, représentée par un petit animal inoffensif. Elle est considérée comme un produit de consommation, dont le rôle correspond souvent à la pin-up. Si, cependant, elles refusent ce rôle, elles expérimentent une transformation. Elles sont associées à de grands animaux, qui habitent dans la nature, souvent dangereux. Même dans ce cas, certains personnages féminins continuent à être regardés physiquement comme des pin-ups, d’autres subissent une transformation qui les rapprochent de la garçonne. En tout cas, tous les personnages féminins restent des « femelles » – et non des femmes – qu’elles montrent ou pas de férocité.

Malgré cette approche animalière, Boris Vian expose un éventail d’archétypes de la femme du XXe siècle. Quoique, comme Mercedes Expósito García l’annonce, la période allant des années 20 (l’époque de la naissance de l’auteur) à la fin des années 40 (moment de rédaction des nouvelles) a vu naitre de nouvelles générations de femmes d’un caractère plus conservateur que les générations précédentes (2016, p. 123). Néanmoins, si Boris Vian était célèbre de son vivant, c’était par son goût pour la provocation. Agitateur passif, il utilise l’humour noir et l’ironie pour s’exprimer, ce qui provoque au sein du public, comme il le déclare, une certaine confusion : « […] quand j’écris des blagues, ça a l’air sincère et quand j’écris pour de vrai, on croit que je blague »[3] (Arnaud, 1981, p. 231). Avec ce jeu, Boris Vian caricature les personnages féminins. Leurs traits sont exagérés afin de réaliser une critique de l’époque. Ce qui peut paraître dans un premier temps un jugement sexiste et misogyne se dévoile comme une parodie de l’auteur concernant la société contemporaine. Il la tourne en ridicule et pousse sa critique à son paroxysme avec les récits signés Vernon Sullivan. Comme l’assure Cusácovich, il s’agit d’une double tromperie. Même si une poétique commune entre Boris Vian et Vernon Sullivan est évidente, l’autrice considère que les œuvres de Vernon ne riment pas avec la pensée de Vian. La violence, l’agressivité, l’érotisme et la femme sont des caricatures poussées à la limite (2021, p. 380).

En même temps, l’esprit anticonformiste de l’auteur fait qu’il s’intéresse à des autrices féministes garçonnières comme Virginia Woolf ou encore Simone de Beauvoir qui, d’ailleurs, était parmi son cercle d’amis et qui partagea son regard par rapport à la femme américaine. La femme dans les nouvelles de Boris Vian est regardée de la même façon que Beauvoir la présente dans son œuvre. Elle est l’Autre : elle est définie par rapport à l’homme. Elle devient vitale pour l’homme, dans le sens où celui-ci se compare à elle ou, plutôt, à ce que la société attend d’elle. Il la modèle, malgré son autonomie : « Ils l’ont inventée. Mais elle existe aussi sans leur invention. C’est pourquoi elle est, en même temps que l’incarnation de leur rêve, son échec » (Beauvoir, 2020, p. 305). Vian partage aussi l’idée de Beauvoir quand elle expose qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient. Ses personnages le manifestent par l’hyperbole de leurs traits (comme c’est le cas de Folavril dans L’Herbe rouge ou de Noémi avec son rôle traditionnel d’épouse même avant le mariage ou encore de la logeuse ou de Marthe et un long etcétéra). Derrière la satire, la femme est traitée avec respect et admiration. De ce fait, elle devient le moteur direct ou indirect de l’intrigue. Cusácovich l’exprime ainsi lorsqu’elle étudie L’Écume des jours : « […] los forzudos hombres se desinflan, débiles ante las dificultades, como Colin ante el nenúfar, y las delicadas princesas se convierten en violentas justicieras […] » (2021, p. 389). La naïve pin-up récupère l’audace masculine de la garçonne. C’est ainsi que cette diversité de représentations du personnage féminin dans les nouvelles de Boris Vian se fait possible. Grâce à ses différents intérêts littéraires, il réussit à exposer un panorama qui va de la garçonne à la pin-up à travers l’amplification et l’animalisation de celles-ci. Quoi qu’il en soit, son œuvre ne doit pas être considérée comme une offense à la femme ou, au contraire, une apologie de celle-ci. Derrière l’humour noir, il dénonce le malaise de la société compte tenu des progrès de la femme[4] avec des archétypes répandus et exagérés de cette dernière. Boris Vian n’épargne personne : il s’agit d’un amalgame d’humour noir, de l’absurde et du surréalisme avec une tonalité critique par rapport à la société de l’époque. En définitive, il attaque la stupidité humaine et il réalise un tableau de celle-ci dans le plus pur style vianesque.

 

Références bibliographiques

 

Diana Requena est lectrice d’espagnol à l’Université de Picardie Jules Verne depuis 2019. Elle est diplômée en 2018 en Lettres Modernes et en 2019 elle a obtenu un Master en Recherche en langues et littératures. Elle a bénéficié d’une bourse de recherche au département de philologie française et italienne de l’Universitat de València. En parallèle à son travail d’enseignante, elle prépare actuellement un Doctorat en littérature française en codirection à l’Université de Lille au sein du laboratoire ALITHILA. Son axe de recherche porte sur la question du genre, plus précisément sur l’étude des personnages féminins dans l’œuvre de Boris Vian.


Notes

[1] Citation de Boris Vian extraite d’une note inédite, écrite en 1946 et recueillie par François Caradec dans la préface de « Les lurettes fourrées ». [↑]

[2] Ainsi est-elle décrite dans Favre, C. (2018, pp. 181-186). Cette description de la femme pin-up est souvent reprise par Boris Vian. Ses personnages féminins se caractérisent par leurs seins en pointe, leurs jambes longues et leur « croupion relevé ». [↑]

[3] Mots d’une lettre adressée à Ursula Vian-Kubler, recueillie par Noël Arnaud dans Les vies parallè-les de Boris Vian[↑]

[4] Il ne faut pas négliger que c’est à ce moment-là, à la sortie de la Deuxième Guerre Mondiale, que les femmes françaises ont le droit au vote pour la première fois, bien qu’elles l’aient demandé à la fin de la Première Guerre Mondiale, sans succès. [↑]