Stéphane Konan Luc Brou / Université Peleforo Gon Coulibaly / Côte d’Ivoire
Le «genre littéraire» est une notion instituée pour regrouper les œuvres à partir de critères spécifiques et définir des règles qui codifient la pratique littéraire. Il remplissait des fonctions typologiques et normatives. Il investit le champ de la stylistique[1] à la faveur des travaux de Pierre Larthomas. Repris en sémiostylistique, il est manifeste dans la littérarité générique, fonction du genre dans lequel est inscrit le texte. Le genre devient, de ce fait, une spécificité et un caractérisème de la littérarité. Avec une tendance au décloisonnement, la poétique contemporaine s’insurge contre les caractères prescriptifs et normatifs qui caractérisent le genre, selon la tradition classique. Aussi, émergent des œuvres hétéroclites caractérisées par divers maillages notamment celui des classes génériques.
Poète contemporain, Azo Vauguy s’inscrit dans cette mouvance du renouvellement de l’écriture et des formes. Il repousse à l’extrême les frontières de la poésie. Dans un unique lieu textuel, il fait fonctionner à haut régime le code poétique et le code narratif au point d’en faire deux dominantes ; ce qui motive cette réflexion intitulée : La double dominante générique dans Zakwato. Pour que ma terre ne dorme plus jamais. L’étude soulève deux principales interrogations. Comment cette double dominance générique, dans le corpus, opère-t-elle ? L’hybridité construite à partir de cette double dominance est-elle source d’enrichissement ou d’appauvrissement de la littérarité générique ? Nos hypothèses sont que, par son caractère hybride, le texte est marqué par un faisceau de caractérisèmes de généricité. Cette saillance de caractérisèmes de généricité a pour effet de rendre la littérarité générique plus poussée, plus dynamique. L’objectif est, de ce fait, de mettre au jour le dynamisme des genres, de facto de la littérarité générique. Pour l’atteindre, nous recourrons à la stylistique des genres initiée par Pierre Larthomas et à la sémiostylistique de Georges Molinié. Ces deux méthodes, en s’appuyant sur des données de la narratologie, de l’énonciation et de rhétorique, se montrent capables de décrypter le fonctionnement du texte en vue de fixer son statut générique. Après avoir rappelé ce que recouvrent le genre et la dominante dans le champ de la stylistique, l’analyse s’attache au fonctionnement des deux dominantes, poétique et narrative, en vue de relever les implications stylistiques de leur hybridation.
« Le genre littéraire » est une notion ancienne dont les prémices remontent à Platon. Dans le livre III de La République, il classait les formes selon des critères énonciatifs permettant de distinguer la narration de la représentation. Il définissait trois modalités d’exposition de l’action. Ce sont : la mimèsis, la diégésis et le mode mixte. S’inspirant de cette théorie, Aristote fonde une véritable théorie des genres articulée autour des espèces que sont : l’épique, le lyrique et le dramatique.
La notion de genre, longtemps restée loin des préoccupations stylistiques, y est investie avec Pierre Larthomas qui part du postulat selon lequel : « toute étude stylistique d’une œuvre est prématurée, qui n’a pas défini d’abord le genre auquel elle appartient ; et elle sera, sinon mauvaise, toujours incomplète, si elle n’est guidée et soutenue par une définition correcte de ce genre » (Larthomas, 2012, p. 446). Il estime, en effet, que tous les procédés stylistiques qui s’observent dans un texte littéraire sont consubstantiels au choix du genre. La stylistique générale qu’il fonde entend donc analyser le genre comme une donnée essentielle du langage ; comme une manière particulière d’utiliser le langage. Il conçoit des genres fondamentaux correspondant à : « une manière particulière d’utiliser les éléments qui constituent l’énonciation » (Larthomas, 1998, p. 129). Partant du principe selon lequel toute énonciation se définit dans un rapport qui oppose le dit à l’écrit et de la théorie de l’imitation, il distingue trois genres fondamentaux. Il s’agit : des genres qui relèvent exclusivement du dit, dans lesquels figurent la conversation et l’éloquence improvisée, des genres proprement écrits avec la lettre et la poésie, puis des genres dans lesquels l’écrit précède le dit. L’on y distingue l’éloquence d’abord écrite et les diverses formes de langage dramatique. La réflexion stylistique de Pierre Larthomas permet de passer du genre littéraire au genre fondamental, dans la mesure où il estime que tous les genres ne sauraient être littéraires. Tel est le cas des genres qui relèvent exclusivement du dit.
Sans véritablement en faire l’objet de sa théorie sémiostylistique, la notion de genre n’est point absente des réflexions de Georges Molinié. Elle y est manifeste, d’une part, dans ce qu’il appréhende comme une spécification du régime de littérarité, la littérarité générique, consacrée au genre littéraire dans lequel est inscrit le discours. Autrement dit, la détermination de cette littérarité réside dans l’analyse des différents procédés qui fixent le statut générique du texte. Elle a, entre autres, pour effet de relever l’opposition entre les différents genres littéraires, de caractériser un genre précis à une époque, dans une civilisation donnée. D’autre part, la notion de genre peut s’observer dans la stylistique sérielle qui représente la seconde articulation de la sémiostylistique. Elle vise l’examen du texte en termes de séries constantes et itératives en vue d’en dégager une signification d’ensemble. Reposant principalement sur le principe de la répétition, elle s’attache à des stylèmes de généricité.
Du point de vue son fonctionnement, le genre littéraire ne saurait se départir de la notion de dominante. Dans la poétique formaliste qui l’a impulsée, elle représente : « l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne, détermine et transforme les autres éléments » (Jakobson, 1977, p. 76). La dominante est le procédé majeur qui prime et gouverne la composition de l’œuvre. Elle sous-tend un rapport d’inégalité et d’hiérarchie entre les divers constituants du système que constitue le langage, le texte. En effet, le principe de la dominante implique un primat accordé à un procédé et l’altération des autres, d’un langage à un autre, d’un texte à un autre. Elle remplit donc une fonction de catégorisation ou de caractérisation. Si les réflexions de Roman Jakobson voient dans le langage poétique, un langage dont la fonction poétique est la dominante, il est possible de penser l’opposition entre les différents genres dans le changement de dominante. Outre ce rapport avec le genre, elle soutient la dynamique des genres et l’évolution littéraire. Selon la perspective formaliste, l’évolution littéraire doit être perçue au sens de l’évolution des genres, appréhendés comme des réalités mouvantes. Pour Tzvetan Todorov (1965, p. 128-129) : « il n’est pas un genre constant, mais variable, et son matériau linguistique, extra-littéraire, aussi bien que la manière d’introduire ce matériau en littérature changent d’un système littéraire à l’autre. Les traits mêmes du genre évoluent ». Si le genre est variable, c’est justement parce que son principe gouverneur, sa dominante change. Ainsi, la mutation de la dominante dans le système générique favorise la dégradation de ce genre, sous une forme ancienne, et sa renaissance avec de nouvelles conformations. Ce principe, qui implique un entrecroisement des procédés caractéristiques de genres différents, trouve une pleine réalisation dans les productions hybrides.
En stylistique, la dominante trouve sa matérialisation dans la répétition et le concept de marquage. Le marquage : « correspond à un repérage des traits qui relèvent de la mise en œuvre de la fonction poétique, c’est-à-dire, du côté du récepteur, au ressentiment du déploiement discursif d’une esthétique, dont le jeu verbal est la seule fin » (Molinié, 2014, p. 91). Il résulte de l’itération de certains procédés qui érigent le discours en un texte littéraire. Il peut être appréhendé sous trois angles. Le marquage permet, dans une perspective générale, de recevoir le texte comme littéraire. Il concourt à définir la catégorie générique dans lequel s’inscrit le texte ou met au jour sa singularité dans un cadre donné. Le marquage est également fonction d’une certaine attente de lecture orientée par des indications paratextuelles dont la mention générique sur la couverture. La notion de marquage met donc à contribution la culture littéraire du lecteur-analyste. Elle est foncièrement liée à celle de code appréhendée comme la : « constitution d’une régularité langagière, de quelque ordre que ce soit » (Molinié & Viala, 1993, p. 31). Le code définit une pratique langagière donnée et identifie la classe générique d’un texte.
Avec le marquage, se développent d’autres concepts comme celui du contremarquage. Il désigne une rupture d’avec le code du marquage. Cette déviation, loin de constituer une entrave au processus de la littérarisation, représente plutôt un : « marquage d’une autre valeur de littérarité, par rupture du code établi » (Molinié, 2014, p. 93). Outre le contremarquage, l’on peut souligner le surmarquage manifeste dans une surabondance des marques de littérarité et la surdétermination qui désigne une profusion ou présence excessive de caractérisèmes de généricité.
Sur la page de couverture du texte Zakwato. Pour que ma terre ne dorme plus jamais, il est inscrit : « Poèmes ». Cette donnée périgraphique met à contribution la culture littéraire du lecteur-analyste qui est prédisposé à y voir se déployer, de manière significative, différentes déterminations langagières qui dénotent de cette catégorie générique. Au nombre de ces procédés, nous avons la structure ou la typographie.
La poésie, du point de vue de sa forme, se reconnaît au moyen de procédés dont le plus explicite est la typographie. En effet, lorsque la couverture d’un livre porte la mention poésie ou poème : « on s’attend à voir des dispositions typographiques du type vers, ou des rassemblements de masses de prose rythmique, avec sans doute des phrases non verbales, des empilements descriptifs… » (Molinié, 2014, p. 190-191). La disposition typographique fait donc partie des attentes du lecteur au contact d’une œuvre poétique. Azo Vauguy répond à cette attente car il organise son texte en vers et en strophe, à l’image de l’extrait ci-dessous :
Balafon cadence la marche de Jama
Tambour cadence la marche de Jama
Cora accompagne la mélodie d’ivoire
Cor accompagne la mélodie d’ivoire
Grelots galvanisez le guerrier
au combatL’Afrique s’est arrachée
les paupières pour
ne plus jamais dormir !
Chantez comians
Louant Bosson
Dansez comiansLouant Bosson (Vauguy, 2009, p. 48)
L’extrait présente deux strophes correspondant respectivement à un sizain et à un septain. Elles sont marquées par des rimes dites banales qui font rimer des mots avec eux-mêmes. Il s’agit de celles formées à partir de « Jama » et « d’ivoire », puis « comians et « Bosson ». L’on note une irrégularité dans la mesure des vers ; soit un dodécasyllabe, pour le premier vers, soit un trisyllabe, pour le vers six, dans la première strophe. Dans la deuxième strophe, un heptasyllabe, pour le premier vers, puis un quadrisyllabe, pour le vers sept. Cette irrégularité dans la mesure des vers est évocatrice du vers-librisme qui caractérise la poésie négro-africaine. Outre la disposition en vers et en strophe, l’on relève le rejet en : « Grelots galvanisez le guerrier/ au combat », puis l’enjambement en : « L’Afrique s’est arrachée/ les paupières pour/ ne plus jamais dormir ! » Le poète recourt également à l’alinéa de mise en évidence aux vers 4, 5, 6 et 7 de la seconde strophe.
Ces procédés sont renforcés par le blanc typographique qui : « au cours du XIXe siècle, (…) est devenu un élément fondamental de l’écriture du poème, une composante de son rythme » (Dessons, 2005, p. 56). Il établit une homologie entre les pauses de l’oralité et celles du poème écrit. À la page 52, il encadre un tercet :
Quelle horreur !
Silence
Silence sépucral
Gueusaille !La gueusaille et la marmaille piquent une colère vicieuse, colère intenable qui froisse des visages angéliques. (Vauguy, 2009, p. 52)
La structure typographique favorise la reconnaissance du code poétique. Elle définit le texte comme une poésie libérale mais ne garantit, toutefois, pas, à elle seule, le statut poétique de l’œuvre. Bien d’autres procédés sont nécessaires, notamment le système énonciatif mis en œuvre.
Le texte littéraire, dans une perspective sémiostylistique, se conçoit comme un discours. Il est produit par un émetteur à l’endroit d’un récepteur. Il se caractérise par un système énonciatif qui varie selon un code générique choisi par le scripteur. Dans le texte, l’on observe un système énonciatif organisé autour de la première personne. Soit l’extrait :
ZAKWATO !
Je suis Zakwato père du courage. Même réduit en cendres, je me retrouve dans les vagues des océans. Métamorphose ! Mé-ta-mor-phose teigneuse des océans. C’est dans ces épreuves de l’effacement que je montre ma bravoure et que mon génie s’exprime vaillamment. Je suis la vaillance. (Vauguy, 2009 p. 18)
L’analyse stylistique des données de la déixis de ce fragment textuel relève un fort ancrage de déictiques de la première personne sous la forme sujet : « je », casuelle : « me », et les possesseurs : « ma » et « mon ». Cette présence marquée du pôle émetteur « je », en l’absence d’indice référable à un destinataire immanent, implique un fonctionnement à haut régime de la fonction émotive du langage. La séquence verbale se présente comme un discours organisé autour de cet actant qui, dans le dispositif énonciatif, assume à la fois les fonctions d’énonciateur, de destinataire et de sujet d’énonciation. Un tel dispositif énonciatif, auquel s’adjoint l’exclamatif, installe ce lieu textuel dans un cadre de lyrisme égotique, mettant en évidence l’émotion personnelle du locuteur. L’extrait peut être défini comme une autocélébration du locuteur, Zakwato. Laquelle repose sur les énoncés à valeur assertive comme : « je suis Zakwato père du courage » et « je suis la vaillance ». Du point de vue de la pragmatique, ces énoncés correspondent à de purs performatifs. Leur performativité est centrée sur la modalité assertive, la première personne et la copule « être » à valeur attributive, conjugué au présent de l’indicatif, c’est-à-dire : « je suis ». L’acte de langage y afférent est une auto-proclamation, une auto-désignation. Elle est imprégnée d’une thymie euphorique manifeste dans les subjectivèmes substantifs et adverbe à valeur laudative que sont : « courage », « bravoure », « vaillance », et « vaillamment ».
Si l’extrait analysé permet d’observer une concentration de la triple instanciation en l’unique personne du locuteur, l’on relève des séquences dans lesquelles l’émetteur sollicite différents récepteurs immanents. Ce sont, entre autres, « peuple d’Éburnie » ou « gens de mon pays », aux pages 18, 24, 34, 55 et 56 ; « Enfant-chose », à la page 20, « enfants d’Éburnie », aux pages 30 et 31, de même que « Éburnéens », à la page 49. La convocation de récepteurs distincts dans la trame discursive a pour conséquence, dans bien des situations, de passer d’un lyrisme individuel à un lyrisme collectif. Ce type de lyrisme : « supporte le poids de tout un peuple, de tout un groupe social. Le «pathos» du poète devient, dans ce cas, celui du groupe social ou du peuple auquel il appartient ou auquel il fait référence et avec lequel il se solidarise » (Fobah, 2012, p. 232). Ce lyrisme «collectivé» intervient dans des séquences textuelles à l’image de la présente :
Allons enfants d’Éburnie ! Allons, poitrines fumantes, cœurs vaillants ! Allons enfants d’Éburnie ! Marchons aux pas d’éléphants allant soulager leur soif dans le fleuve du bonheur. Allons Éburnéens, levons nos voix vers la voute azurée, battons le sol crocodile de nos pieds iroko, regard droit perçant l’écorce du combat. Enfants d’Éburnie, allons à la source de la liberté. Perchés sur les crêtes du Kilimanjaro, nous irons cueillir la sagesse et la connaissance, armes fondamentales qui pondent la dignité. (Vauguy, 2009, p. 30)
À l’opposé du précédent extrait marqué par la première personne du singulier « je », la présente séquence textuelle met en évidence, sa variante plurale « nous ». Quoique le signe sémiotique « nous » ne figure explicitement qu’avec une occurrence, il est manifeste dans l’emploi du possessif « nos » de même que les verbes d’action « allons », « marchons », « levons » et « battons ». Tel qu’employé, le pronom personnel « nous » a une valeur inclusive. Il associe au « je » du sujet locuteur un « vous », correspondant aux « enfants d’Éburnie », autrement dit les ivoiriens. Le locuteur se rend solidaire de ce peuple partageant sa souffrance, son combat. La modalité jussive introduite par l’impératif dans les différents verbes d’action et l’exclamatif permet, en ce sens, de convoquer cette population comme une partie prenante active dans l’acte d’énonciation. C’est une adresse directe qui lui est faite par le locuteur. Il l’exhorte à rompre avec la passivité et à lutter pour la liberté et la dignité. Cette énonciation poétique définit le texte comme une poésie lyrique qui associe un lyrisme égotique et un lyrisme collectivé.
Outre la typographie et l’énonciation, le code poétique s’observe dans les différentes figures qui foisonnent dans le texte.
Les figures sont des procédés, à l’origine, rhétoriques. Elles jouent un rôle capital dans la poésie. Selon Gérard Dessons (2005, p. 63) : « l’image tient une place importante dans l’étude du poème. Elle présente en effet la particularité paradoxale d’être une composante essentielle du langage poétique, en même temps qu’une réalité linguistique difficile à définir – donc à appréhender ». Investies en stylistique, les figures se traduisent par l’équation : E ≠ I. Elles se manifestent : « quand, dans un segment de discours, l’effet de sens produit ne se réduit pas à celui qui résulte du simple arrangement lexico-syntaxique » (Molinié, 2014, p. 82). Elles sont observables dans un système organisé en figures macrostructurales et figures microstructurales. Elles peuvent participer au rythme, à l’instar des répétitions dans l’extrait ci-après :
Plongeons donc dans les entrailles de mes rêves d’enfant, contemplons le beau plumage du perroquet et accompagnons les chants mélodieux du pigeon-ramier qui se plaint de la bêtise des hommes. (Vauguy, 2009, p. 20)
Le gras et le soulignage mettent en évidence des phonèmes itérés. Il s’agit de la labiale [p], de la dentale[d], puis des voyelles nasales [ɔ̃] et [ɑ̃]. Les répétitions de phonèmes consonantiques et vocaliques sont respectivement génératrices d’allitération et d’assonance. Elles mettent en relief une ou des sonorité(s) et font correspondre la chaîne des mots à une suite d’éléments sonores et musicaux. Elles produisent un rythme «par répétition sonore». (Dürrenmatt, 2005, p. 139). Prisées par les poètes négro-africains, leur importance trouve sa justification dans la nature musicale de la poésie.[2] Jean-Pierre Makouta-Mboukou (1985, p. 125), à ce propos, soutient : « la poésie est de nature musicale. Le poème ne se dit pas, ne se lit pas, ne se parle pas seulement. Elle peut aussi se chanter ». En marge de l’assonance et de l’allitération, toutes aussi significatives sont l’anaphore et le parallélisme dans l’extrait :
Les temps, à cause de la fourberie des hommes, ont enterré mon nom au cimetière des gueux. Les temps, à cause de la méchanceté des hommes, ont enfoui mes exploits dans l’abîme de l’oubli. Les temps, à cause de l’ingratitude des hommes, ont terni l’éclat de l’écrin qui couve ma célébrité. (Vauguy, 2009, p. 18)
L’anaphore consiste en : « une répétition d’un élément identique en tête de plusieurs membres successifs d’une structure (A— / A—) » (Bacry, 1992, p. 280). Dans le texte, la reprise du syntagme nominal « Les temps » intervient devant trois phrases consécutives présentées sous une forme prosaïque. Selon Catherine Fromilhague (1995, p. 27) : « quel que soit le genre où l’on trouve l’anaphore, elle imprime un élan rythmique à l’énoncé ». Par ailleurs, il s’agit d’un rythme qui encourt le risque de la monotonie ; d’où la nécessité de lui adjoindre d’autres types de répétition.
Dans le passage, l’anaphore est doublée de parallélisme défini comme : « la reprise dans deux ou n séquences successives, d’un même schéma morphosyntaxique, accompagné de répétition ou de différences rythmiques, phoniques ou lexico-sémantiques » (Molino & Gardes-Tamine, 1987, p. 209). L’extrait présente des phrases formées d’un syntagme nominal plural apposé : « les temps » suivi de syntagmes nominaux prépositionnels compléments circonstanciels de cause : « à cause de la fourberie des hommes », « à cause de la méchanceté des hommes » et « à cause de l’ingratitude des hommes », puis trois syntagmes verbaux.
Au-delà du rythme, les figures concourent à l’opacification sémantique. Cette fonction est caractéristique de la poésie qui : « récuse la fonction fondamentale du langage commun, fonction référentielle ou cognitive » (Fromilhague & Sancier-Château, 2005, p. 6). Soit le relevé :
Je suis l’orage, je suis la tempête et je suis le déluge, mon verbe déracine irokos, fromagers, baobabs et palmiers. Mon verbe fait coucher tous les géants de la terre. (Vauguy, 2009, p. 17)
Les figures qui participent du caractère poétique du passage sont l’anaphore et la métaphore. L’anaphore se matérialise par une constante initiale : « je suis » et trois variables : « l’orage », « la tempête » et « le déluge ». Elle construit la structure métaphorique organisée autour du métaphorisé « je », la copule « suis » et les métaphorisants, les variables.
..........................................l’orage
Je + suis (copule) +..............la tempête
Métaphorisé (constante)....le déluge
...........................................Métaphorisants (variables)
D’un point de vue syntaxique, nous avons un ensemble de métaphores attributives répondant à l’équation 1Mé = 3Ma. Une analyse sémique des métaphorisants permet d’identifier, pour chaque lexème, les sèmes suivants :
Orage : //Nom commun// + //météorologie// + /perturbation de l’atmosphère/ + /puissance/
+ /pluie/ + /vent/ + /tonnerre/ + /éclairs/.Tempête : //Nom commun// + //météorologie// + /vent/ + /puissance/ + /précipitations/.
Déluge : //Nom commun// + //météorologie// + /pluie/ + /eau/ + /abondance/ + /submersion/
+ /puissance/.
L’absence de congruence sémantique naît de la rupture d’isotopie entre le métaphorisé et les métaphorisants. Si le pronom personnel de la première personne « je » a pour référence textuelle le personnage de Zakwato, les métaphorisants sont inscrits, quant à eux, dans le domaine de la météorologie. Une analogie est donc établie entre des termes appartenant à des domaines assez distincts. Elle repose sur le transfert du sème /la puissance/ des métaphorisants dans le métaphorisé. La fonction sémantique remplie est l’identification, en raison des articles définis « le » et « la » devant les métaphorisants. Le métaphorisé et ses métaphorisants sont considérés symétriques et dotés du même degré de détermination.
Il est aussi possible d’identifier un emploi figuré dans la séquence : « mon verbe déracine irokos, fromagers, baobabs et palmiers ». Tel qu’employé, le terme « verbe » est pris au sens étymologique, celui du latin verbum désignant «la parole». Son analyse sémique met au jour, entre autres sèmes : //langage// + /inanimé/ + /mots/ + /articulation/ + /organes phonatoires/ + /voix/. Prise comme une réalité inanimée ou une abstraction, la parole, objectivement, ne saurait poser des actions, notamment celle de déraciner. Une étude sémique de ce verbe et ces compléments d’objet direct donne, en effet, des sèmes tels que :
Déraciner : //Botanique// + /verbe transitif d’action/ + /premier groupe/ +/arracher/ + /racines/.
Irokos : //Botanique// + /bois jaune intertropical/ + /grand/ + /dureté/ + /longévité/.
Fromager : //Botanique// + /bois blanc tropical/ + /grand/ + /kapok/.
Baobab : //Botanique// + /bois tropical/ + /grand/ + /grande longévité/ + /pain de singe/.
Palmier : //Botanique// + /arbre des régions chaudes/ + /feuilles pennées/ + /palme/ + /longévité/.
Si tel est que le terme « verbe » est pris à son sens étymologique, qui est celui de parole, et qu’il ne saurait poser l’action qu’implique le procès « déraciner ». Il y a transfert des sèmes /la grandeur/, /la dureté/ et /la longévité/ des arbres dans sa parole. Elle se présente comme plus grande, plus puissante. Au-delà d’un tel contenu sémantique, l’on peut noter, dans l’invocation de ces grands arbres, des symboles, si l’on se réfère à la sphère culturelle de l’auteur et au caractère originel du texte Zakwato.
Azo Vauguy est un auteur ivoirien d’origine bété.[3] Son œuvre est inspirée du mythe de Zakwato, l’oiseau sentinelle qui veille sur la cité des hommes. Il est issu de la tradition orale bété ; laquelle voit dans les grands arbres tels que l’iroko, le baobab et le fromager des forces occultes que sont les génies et les sorciers. Ce sont des entités ou des êtres considérés redoutables, dures et puissants. Dans un tel contexte, l’invocation de ces arbres relèverait de la symbolisation de type anagogique ; lequel : « plonge le locuteur dans la culture et dans la religion » (Fobah, 2006, p. 350). Le passage, en définitive, correspond à une auto-célébration de Zakwato, qui étale toute sa puissance.
Le code poétique est manifeste dans la typographie, le système énonciatif ainsi que les figures. Quoique l’étude révèle un fonctionnement à haut régime de stylèmes de poéticité, ceux du code narratif ne sont pas moins représentatifs.
Le code narratif s’affiche au moyen de différents stylèmes de narrativité que l’on pourrait définir comme des faits de contremarquage proportionnellement à la mention générique paratextuelle, « poésie ». Toutefois, sa forte représentativité dans l’œuvre en fait une deuxième dominante. Les frontières des genres, longtemps considérées imperméables, hermétiques, cette violation du code poétique par la dominante narrative fait de la création verbale d’Azo Vauguy une écriture de l’extrême pour le lecteur-analyste, confronté à un véritable souci de classification générique du texte. Au nombre des stylèmes qui fondent le code narratif comme une seconde dominante les plus représentatifs sont la structure narrative, les marques de la troisième personne, les temps de l’accompli et les perspectives narratives.
Selon Jean Milly (2010, p. 106): « si l’on recherche la cellule de base d’un récit, on constate qu’elle réside dans le passage d’un état à un autre ; à la suite d’un acte ou d’un évènement ». Le récit se présente donc comme un texte caractérisé par une situation initiale (A) modifiée par une ou des péripétie(s) aboutissant à une situation finale (B). Dans le texte, la structuration de l’intrigue en situation initiale, péripéties et situation finale permet de découvrir le parcours initiatique du héros Zakwato.
La situation initiale consiste, généralement, en une exposition du ou des personnage(s) principal(aux), d’une localité et/ou d’une temporalité donnée(s) ainsi que d’une situation ou d’un état de vie. Elle intervient à la page 22 du texte :
Au premier chant du coq, Zakwato se rendit au cœur des eaux du fleuve Ibo. (…) Zakwato prit l’eau dans le creux de ses mains. Quatre fois il se gargarisa pour purifier son cœur et son âme, puis, ayant senti une charge de frissons parcourir son corps tout entier, il fit des incantations. (…) Zakwato dégaina, banda son arc pour apprécier son aptitude au combat. (Vauguy, 2009, p. 22)
La séquence présente le quotidien matinal de Zakwato. Le syntagme nominal prépositionnel apposé inaugural : « Au premier chant du coq » désigne les premières heures du jour. L’aube, chez Zakwato, est marquée par un rituel décrit par les différents verbes d’action dans les syntagmes verbaux : « se rendit au cœur des eaux », « prit l’eau », « se gargarisa pour purifier son cœur et son âme », « fit des incantations », « dégaina, banda son arc pour apprécier son aptitude au combat ». Ce rituel se présente en deux étapes ; l’une spirituelle, consistant en des prières de purification et l’autre physique, renvoyant à des exercices de combat. Quoique non explicitement exprimée, cette situation initiale correspond à une situation de paix dans la cité. La mise en péril de cette quiétude marque le début de la quête d’initiation de Zakwato et les péripéties qui s’ensuivent.
Une péripétie peut être définie comme : « un renversement de l’action, un «coup de théâtre» qui modifie la situation et change les objectifs » (Milly, 2010, p. 104). Il s’agit d’une notion de narratologie qui s’accorde avec le concept de transformation. Dans le texte narratif, les péripéties ou les transformations se réalisent au moyen des énoncés de type « faire ». Analysons les extraits :
Il marchait, marchait, Zakwato marchait. Il marchait pour dompter le temps futur.
Epuisé
Meurtri
Ereinté
Zakwato sombra
Dans un sommeil profondDurant des gerbes et des milliers de gerbes de soleils, Zakwato, porté en embuscade, dormait. (…) Zakwato dormait des gerbes et des gerbes de siècles. Les fusils des hommes aux oreilles longues et rouges éternuaient : di-di-di-dizian ! et Zakwato dormait. Leurs canons faisaient dou-dou-dou-goudrou ! Zakwato dormait. Leurs pirogues du ciel hurlaient : voum-voum-voum-voumgbaaa ! mais Zakwato dormait toujours. (Vauguy, 2009, p. 25)
……………………………………………….
La cité des hommes de bien a été réduite en poussière. (p. 26)
Les énoncés de type « faire » sont réalisés à partir des verbes d’action, en l’occurrence : « marchait », « sombra », « éternuaient » « faisaient » et « hurlaient ». À la première ligne du relevé, le narrateur procède à une caractérisation par extension du volume sonore manifeste dans la répétition du verbe « marchait ». La seconde occurrence du signifiant « marchait », en effet, n’a aucunement le même signifié que la première. Contrairement à la première occurrence qui désigne un déplacement à pied, la seconde exprime la durée de la marche ou l’étendue de la distance parcourue. À ce propos, la gradation ascendante observée dans les verbes adjectivés à valeur péjorative « épuisé/meurtri/éreinté » traduit le poids de cette marche sur le guerrier Zakwato. Il s’ensuit qu’il s’affaisse et s’endort. Cet état a pour conséquence l’inertie du guerrier lors de l’agression de sa cité. La conjonction de coordination à valeur oppositive « mais » permet, en ce sens, d’opposer la réaction du veilleur, Zakwato, à la déstabilisation de sa cité. Il en est de même pour celle à valeur additive « et » qui, dans ce contexte, prend une valeur d’opposition.
L’adverbe de durée « toujours » dans « Zakwato dormait toujours » permet d’insister sur l’inaction de Zakwato lors de l’attaque. La métaphore in praesentia qui établit une analogie entre la cité de Zakwato et la poussière dans : « la cité des hommes de bien a été réduite en poussière » intervient comme la conclusion de l’agression et met en évidence l’état désastreux de la cité. L’on passe ainsi d’un état euphorique de quiétude à un état dysphorique motivant l’entreprise de rédemption et l’initiation du guerrier, comme indiqué à la page 26 : « Zakwato marchait en direction de la forge de Zato-le-modeleur-du-fer pour s’arracher les paupières ! ».
Si la rédemption de Zakwato trouve lieu dans une initiation à la forge, le chemin pour y parvenir est parsemé d’embûches. Celles-ci sont exprimées au moyen de la conjonction de coordination « mais » et un ensemble de verbes d’action aux pages 29, 32 et 41 :
Zakwato marchait en direction de la forge de Blègnon-Zato. L’Afrique marchait vers les horizons des ruches aurifères des mouches à miel. Mais se dressèrent sur son chemin des rochers, des écueils dents de Man. Une myriade de chaînes de montagnes. (Vauguy, 2009, p. 29)
………………………………………
Alors qu’il ne lui restait qu’une langue du chemin, des chaînes de montagnes, ayant leurs têtes dans la voûte céleste, lui obstruèrent le passage. (Vauguy, 2009, p. 32)
………………………………………….
Zakwato perçut les flammes dévorantes de la forge de Blègnon-Zato. Mais à l’endroit, une gigantesque bande de serpents en anneaux s’enroulèrent autour de ses jambes. (…) Le guerrier se transforma alors en un python géant. (…) Le python géant avala donc tous les serpents-cordes et les serpents-intestins. Zakwato se libéra ainsi de l’étreinte mortelle. L’homme aux-pieds-rapides se trouvait à un pas de la forge de Blègnon-Zato quand tout l’océan Atlantique envahit l’espace. Kanégnon lança un juron : Kohoun-Gnènègbè ! (…) Dès lors, les eaux de l’océan se retirèrent. Mais un rideau de ténèbres dressé par la furie des vagues fit obstacle à la marche de l’intrépide guerrier. (Vauguy, 2009, p. 40–41)
La conjonction de coordination « mais » de même que la locution conjonctive « alors que », auxquelles sont adjoints les verbes d’action : « se dressèrent », « obstruèrent », « s’enroulèrent » et « envahit », « fit obstacle », traduisent la dynamique de la nature comme une force opposée à l’entreprise du héros. En somme, les péripéties qui participent de la structure de cette intrigue consistent en la destruction de la cité de Zakwato et en la résistance de la nature au projet initiatique pour la rédemption.
La situation finale correspond au dénouement ou la fin de l’intrigue. Elle peut être positive donc sanctionnée par un succès du héros ou négative et désigner son échec. Aux pages 46 et 47 du texte, nous pouvons lire :
Zakwato s’est arraché les paupières
Le guerrier-aux-pieds-rapides
ne dormira plus
du sommeil des humains !
Adieu galère, adieu infamie
Adieu barbarie, adieu famine
Adieu traîtrise et trahison
Adieu mensonge et mélancolie
Adieu haine et méchanceté
Adieu désastre et guerre stupide,
Adieu cupidité et laiderie
que ces mots et les maux tombent
dans la tombe de la mort ! (Vauguy, 2009, p. 46–47)
La situation finale que laisse entrevoir cette séquence verbale peut être considérée comme positive dans la mesure où le projet initiatique de Zakwato est sanctionné par une réussite. L’énoncé à valeur assertive : « Zakwato s’est arraché les paupières » est évocateur de l’accomplissement du dessein du héros. Les paupières que Zakwato arrache sont assez symboliques. Son action symbolise un acte de purification ayant consisté en la suppression d’une imperfection, d’une faiblesse. Il s’agit, pour lui, d’éliminer les voiles musculo-membraneuses qu’il tient pour responsables du profond sommeil dans lequel il fut plongé et de l’anéantissement de la cité. C’est dans ce contexte que la locution adverbiale d’opposition « ne…plus » prend son sens dans la phrase : « le guerrier-aux-pieds-rapides ne dormira plus du sommeil des humains ! » L’anaphore observée dans la reprise de l’interjection « adieu » établit une équation entre l’accomplissement de cette initiation et la fin des maux qui minent sa société. Son initiation marque donc la résolution de la situation dysphorique dans laquelle sombrait sa cité.
En somme le texte se présente comme un récit marqué par une situation initiale de quiétude bouleversée après l’agression de la cité. À la suite de l’initiation du héros Zakwato, l’on aboutit à une situation finale euphorique caractérisée par la fin de tous les maux sociaux. Si la structuration de l’intrigue a permis de justifier le caractère narratif du texte, bien d’autres stylèmes de narrativité, notamment les marques de la troisième personne et les temps verbaux de l’accompli, s’observent et méritent d’être analysés.
L’étude énonciative menée avec les déictiques de la première personne a permis de mettre en exergue une énonciation lyrique témoignant de la dimension poétique de cette création verbale. Si cette énonciation lyrique a été révélatrice de la forte inscription du locuteur dans son énoncé, il intervient, dans le texte, bien d’autres marques énonciatives qui révèlent une attitude de distanciation du locuteur proportionnellement à son énoncé. Cette attitude de distanciation du locuteur est caractéristique de l’énonciation historique ou de la diégétisation autonome, d’après la terminologie de Jean-Michel Adam. Dans ce type d’énonciation : « l’ancrage des évènements est non actualisé. Ce qui veut dire que la trame temporelle des évènements est mise à distance de la situation d’énonciation » (J-M. Adam, 2005, p. 198). Du point de vue de l’organisation verbale, les tiroirs-verbaux préférentiels de ce type d’énonciation sont le passé simple, l’imparfait ainsi que leurs correspondants composés. Une telle énonciation, mise en œuvre par le code narratif, se déploie dans différentes séquences textuelles. Les extraits suivants en sont des illustrations :
Ce jour-là, il pleuvait. Il pleuvait, pleuvait, pleuvait. Il pleuvait comme cela n’avait jamais été il y a des milliers de gerbes de soleils. Il pleuvait, pleuvait, pleuvait jusqu’à crever l’œil du ver de terre ! Il pleuvait. Le ciel ayant longtemps humé tous les péchés de la terre pleurait. (Vauguy, 2009, p. 19)
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Zakwato se leva, tituba tel un caméléon affamé. Il s’assied, bras et jambes croisés, puis poussa un long et bruyant soupir de désespoir. La cité des hommes de biens a été réduite en poussière. Un cri guttural brisa le grand silence. Le coq chanta la lutte pour la liberté. Zakwato fit des mouvements pour dégourdir ses membres. (Vauguy, 2009, p. 26)
L’on relève une forte dominance de verbes d’action traduisant la succession des actions ou des évènements. Tous les verbes sont à la troisième personne du singulier ou à l’impersonnel. Ce qui implique une quasi absence d’embrayeurs référables à l’instance d’énonciation. Se déploie ainsi une énonciation distanciée dans laquelle la représentation discursive est disjointe de la situation d’énonciation. Du point de vue des tiroirs verbaux, l’on note un fort marquage des formes imperfectives et perfectives du passé. Ce sont l’imparfait de l’indicatif en : « pleuvait » et « pleurait », puis de l’aoriste dans les verbes : « se leva », « tituba », « poussa », « brisa », « chanta », et « fit ». Dans les séquences textuelles, si l’imparfait participe de la description, le passé simple concourt à la narration. L’imparfait permet, en effet, de décrire l’atmosphère ou les conditions climatiques qui prévalaient lors du déroulement des faits. Il s’agit d’un climat pluvieux marqué par de fortes intempéries comme le traduit la caractérisation par la répétition du verbe « pleuvait » ainsi que l’hyperbole : « Il pleuvait, pleuvait, pleuvait jusqu’à crever l’œil du ver de terre ! ». L’exagération dans les faits, avec l’hyperbole, installe ce lieu textuel dans le merveilleux et lui donne les allures d’un conte ou d’un mythe. L’indication temporelle « ce jour-là » formée d’un démonstratif, d’un substantif et du déictique de l’éloignement « là », qui inaugure la séquence marquée par l’imparfait, a une valeur de référence historique. Elle évoque une référence antérieure au moment d’énonciation. Nous avons un cas d’analepse qui : « désigne dans la mise en intrigue romanesque un retour sur les évènements passés » (Gardes-Tamine & Hubert, 2004, p. 12). Le narrateur procède donc par rétrospection en revenant sur ces conditions climatiques. Relativement au passé simple, il représente, d’après la formule de Roland Barthes (1972, p. 27) : « la pierre d’angle du récit ». Il présente, de manière concise, les différentes actions menées par Zakwato. Il participe du système narratif dans la mesure où il met au premier plan les actions et traduit leur enchaînement ou leur succession.
De l’étude des extraits l’on retient donc un fort ancrage de marques formelles du récit dont la définition est donnée en ces termes :
Si on opère une complète dissociation entre le monde raconté et l’instance énonciative, qui tente d’effacer sa présence, on obtient le récit. Il a pour caractéristique le choix de la troisième personne ; le temps organisateur est le passé simple (…). La situation de communication est gommée. Aucun indice déictique n’apparaît. (Calas & Charbonneau, 2002 p. 26)
Définie au sens d’activité visant à raconter une histoire, la narration requiert toujours une perspective narrative ou un point de vue à partir duquel les évènements sont présentés par le narrateur. Cette perspective narrative, que Gérard Genette dénomme «focalisation», représente un autre caractérisème de narrativité.
La focalisation est une notion de narratologie dont la problématique réside dans l’interrogation qui voit ? ou qui perçoit ? Rattachée à la question des points de vue, elle permet de définir l’angle à partir duquel la situation, les évènements de même que les personnages sont perçus. Elle consiste : « au degré d’information que le narrateur juge bon de donner au lecteur en fonction du point de vue adopté dans son récit » (Stalloni, 2012, p. 120). Elle se décline en trois types que sont : la focalisation zéro, la focalisation externe et la focalisation interne.
La focalisation zéro correspond à la perspective narrative dans laquelle le narrateur adopte un point de vue omniscient. Autrement dit, il sait tout et voit tout. Il en sait plus que le(s) personnage(s). Il propose, en ce sens, une vision surplombante et globale de la narration. Il ne procède, de ce point de vue, à aucune restriction de champ. Dans la séquence textuelle suivante, cette perspective narrative est adoptée par le narrateur :
La forge de Blègnon-Zato est difficilement accessible. Elle est loin, très loin. Là-bas où le soleil ne se couche jamais. (…) Il marchait Zakwato, l’homme-aux-noms-multiples marchait comme marchaient les guerriers de la Grèce antique triomphant après de rudes journées de combats titanesques. L’esprit des ancêtres l’habitait et la force de la conviction guidait ses pas. (Vauguy, 2009, p. 33)
La focalisation Zéro, dans l’extrait, est manifeste dans les détails, les différentes informations dont dispose le narrateur et qu’il met à la disposition du lecteur. Celles-ci concernent, de prime abord, le lieu, en l’occurrence : « la forge de Blègnon-Zato ». L’emploi des adverbes « difficilement » et « loin » permet, en effet, au narrateur de situer cet espace à une distance assez éloignée proportionnellement à un repère donné et d’exprimer un jugement de valeur quant aux conditions d’accès. Dans cette même optique, la proposition « où le soleil ne se couche jamais » concourt à la caractérisation de cet espace. Le narrateur se présente aussi comme un actant qui dispose de toutes les informations relatives au lieu d’initiation du héros, Zakwato. Outre la localité, ses précisions portent sur la démarche du personnage. Au moyen de la conjonction de comparaison « comme », celui-ci établit un rapprochement entre le guerrier, Zakwato, et les victorieux soldats de la Grèce antique. Il se positionne, de fait, comme un narrateur ayant des connaissances sur le passé, notamment sur la Grèce antique et la démarche de ses guerriers. Il se présente, enfin, comme un être doté d’une perception surhumaine, capable de percevoir des réalités immatérielles, abstraites telles que des « esprits ». C’est en ce sens qu’il perçoit « les esprits des ancêtres » et « la conviction » qui animent le personnage. Ce narrateur pénètre dans le subconscient du personnage pour livrer au lecteur ses aspects spirituel et psychologique. Son regard supérieur à celui du personnage met donc au jour une vision surplombante de la narration.
La focalisation interne correspond à la perspective narrative dans laquelle : « le foyer narratif est introduit dans la conscience d’un personnage (…) ou de plusieurs, successivement (…) ou alternativement (…) » (Fontaine, 1993, p. 50). En d’autres termes, la narration est faite selon le point de vue d’un ou de plusieurs personnage(s) successivement ou alternativement. Le narrateur opère une restriction de champ car sa perception et ses connaissances ne sont limitées qu’à celles du ou des personnage(s). Les traits caractéristiques de cette perspective narrative sont saillants dans des séquences à l’instar de celle-ci dessous :
Le guerrier aux-pieds-rapides savait qu’il ne lui restait plus que quelques nerfs seulement du chemin à tirer. Zakwato perçut les flammes dévorantes de la forge de Blègnon-Zato. Mais à l’endroit une gigantesque bande de serpents en anneaux s’enroulèrent autour de ses jambes. (Vauguy, 2009, p. 40)
La focalisation interne trouve lieu dans l’emploi du verbe de cognition « savoir » ainsi que celui de perception « percevoir » dans les syntagmes « le guerrier savait » et « Zakwato perçut ». Le recourt à ces verbes révèle que ce sont le savoir du personnage et sa perception qui font l’objet de la narration. Autrement dit, il y a une parfaite équation entre la perception et le savoir du personnage et la narration faite. C’est donc à partir du point de vue du personnage Zakwato qu’est opérée la narration. Le narrateur procède ainsi à une restriction du champ visuel qui lui permet de se fondre avec le personnage.
La focalisation externe, quant à elle, désigne la perspective narrative dans laquelle la narration est faite de l’extérieur avec un souci de neutralité. Elle vise l’objectivité du narrateur dans la narration. Celui-ci en sait moins que le(s) personnage(s). Elle est caractérisée par plus de restriction de champ. Considérons le passage suivant :
Zakwato se leva, tituba tel un caméléon affamé. Il s’assied, bras et jambes croisés, puis poussa un long et bruyant soupir de désespoir. La cité des hommes de bien a été réduite en poussière. Un cri guttural brisa le silence. Le coq chanta la lutte pour la liberté. Zakwato fit des mouvements pour dégourdir ses membres. Il marchait l’intrépide combattant, il aiguisait son adresse au combat. (Vauguy, 2009, p. 26)
L’objectivité de la séquence réside dans le recourt à la troisième personne et la successivité évènementielle que traduit l’enchaînement des verbes d’actions « se leva », « s’assied », « poussa », « brisa », « chanta », « marchait » et « aiguisait ». Le narrateur fait l’économie de toute information non essentielle à la narration. Il est extérieur à l’action et ne semble préoccupé que par la narration. Sa posture est celle de témoin de la scène qui se déroule sous son regard extérieur.
Le code narratif, au regard de ces analyses, apparaît, sans ambages, comme une seconde dominante en tension avec la dominante poétique dans la création verbale d’Azo Vauguy. Les principaux caractérisèmes au travers desquels elle trouve sa matérialisation sont la structure narrative, les marques énonciatives de la troisième personne, les formes perfectives et imperfectives du passé ainsi que les focalisations.
L’extrême, dans cette création verbale, réside dans le traitement fait des catégories génériques. L’auteur, se jouant du principe d’imperméabilité, produit une œuvre hybride dans laquelle les limites du genre sont repoussées à l’extrême, voire annihilées. Dans une création inscrite dans la classe poétique, Azo Vauguy, en effet, parvient à faire fonctionner, à haut régime, le code narratif au point de constituer, avec le code poétique, une seconde dominante. Ce sont, comme caractérisèmes, la typographie, les déictiques de la première personne et les figures de style, pour le code poétique, puis la structure narrative, les indices énonciatifs de la troisième personne, les temps verbaux du passé de formes perfectives et imperfectives ainsi que les diverses focalisations, pour le code narratif. Le maillage du poétique et du narratif a pour conséquence de faire de cette œuvre, un texte surmarqué et surdéterminé avec une profusion, dans l’espace textuel, de caractérisèmes de généricité assez distincts. Ainsi, loin de mettre à mal la question de la littérarité générique, son œuvre, en repoussant à l’extrême les limites du genre, témoigne de son dynamisme. Le genre est une réalité qui inéluctablement est mouvante. Il évolue en revisitant ses frontières. Par ailleurs, l’association des caractérisèmes de la narrativité à ceux de la poéticité concourt, dans une certaine mesure, à fixer le statut de la poésie négro-africaine née de tradition orale qui considère la poésie comme «l’archigenre». Autrement dit, elle représente le genre majeur qui avec aisance englobe les autres genres. Dans cette optique, l’ensemble des caractérisèmes analysés, aussi bien pour le code poétique que pour le code narratif, ne participe que du marquage poétique.
[1] La stylistique est une discipline des sciences du langage dont l’objet : « est l’étude des conditions verbales, formelles de la littérarité », (Molinié, 1989, p. 3).
[2] Nous rappelons également que la mythologie grecque relève qu’Orphée, considéré comme le père des poètes, chantait et jouait de sa lyre pour avoir l’assentiment des divinités l’Olympe pour ramener Eurydice des enfers.
[3] Le peuple bété est une population ivoirienne vivant dans l’ouest de la Côte d’Ivoire.
Brou Konan Luc Stéphane. Enseignant-Chercheur. Université Peleforo Gon Coulibaly (Côte d’Ivoire).