Monique Proulx / Écrivaine / Canada
J’ai la chance de savoir depuis longtemps qu’il n’y a rien à dire sur moi.
J’ai la chance de savoir que je suis vide, non pas comme un néant refermé sur lui-même, plutôt comme un cristal transparent que la lumière traverse.
Je n’ai pas toujours été ainsi. Il y a un âge où fatalement l’horizon s’arrête à hauteur de nombril. Moi aussi j’ai aimé mon nombril, j’ai essayé moi aussi d’être le centre de la création–sûrement quelques années. Mais très vite, sans avoir rien fait pour ça, je me suis désintéressée de moi-même, désintéressée de mes anecdotes personnelles qui n’avaient pas l’éclat des traumatismes.
Peut-être faudrait-il dire: j’ai la chance de ne pas avoir connu de traumatismes. Mais ce ne serait pas vrai complètement, puisque toute naissance est un traumatisme, et que juste respirer dans le feu dévastateur du monde brûle l’esprit et le cœur.
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Je suis vide, mais personne ne le croit.
C’est compliqué dans les apparitions publiques, quand c’est à moi qu’on pose les questions, et que c’est de moi qu’on s’attend à voir l’image à la fois magnifiée et suintante de réalité. Or, il n’y a rien à montrer, aucune image, que du vide en attente de rayonnement. Mais je suis devenue rusée. Quand on me tend un miroir, je sais faire dévier la réflexion. Sur les autres.
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Les autres sont entrés dans mon écriture pour ne plus la quitter.
Je revendique l’imaginaire et la fiction, je revendique le roman roman comme forme d’expression la plus large, la moins recroquevillée sur le plus petit du moi.
La fiction donne la sensation enivrante de danser au-dessus du gouffre parce qu’on ne sait rien à l’avance, mais cela n’est pas le plus important. Le plus important avec la fiction, c’est qu’elle fait entrer en soi l’humanité au complet, ceux qu’on ne fréquente pas dans la vie de tous les jours, les paumés les saints les étranges les trop banals les pas jolis, et qu’elle les garde suffisamment longtemps à l’intérieur pour qu’ils n’aient pas le choix d’exhaler leur parfum ultime, celui qui nous les rendra grandioses.
Interroger avec curiosité l’humanité, c’est bientôt l’interroger avec amour.
Et c’est bientôt s’atteler à la gigantesque, la passionnante tâche de résoudre l’énigme du monde.
C’est ainsi que tous mes livres, et ils ne sont pas si nombreux, ne sont et ne seront que ça: une exploration continue de la vie et des expériences qui me sont apparemment les plus éloignées (dont celles de beaucoup d’hommes, à vrai dire, puisqu’ils sont l’autre par excellence).
Qu’est-ce que c’est, intimement, être un septuagénaire pauvre et sans instruction, une agonisante qui s’apprête à disparaître, une transsexuée née dans le mauvais corps, un paraplégique artiste condamné à l’immobilité et au regard, un soufi dont le frère est terroriste, un itinérant gelé par l’alcool dormant sur les trottoirs, un immigrant plongé dans l’effrayante hostilité d’un monde étranger, une mère hassidique dont le fils s’est enfui de sa communauté, un fils ex-hassidique qui doit venir au monde à vingt ans?
Quelque chose se passe, qui fait que l’on saisit –facilement– ce que c’est.
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Ce n’est pas l’énigme du monde qui se trouve résolue –ou peut-être que si.
C’est l’illusion de la différence, qui s’estompe irréversiblement.
Tout ce qui survient aux personnages lovés à l’intérieur du roman –tout ce qui survient en fait aux humains de la terre!– se résume à des expériences leur survenant, des habits sur leur peau nue, des circonstances extérieures, aléatoires, malheureuses souvent, interchangeables toujours, qui ne touchent pas leur réalité intime, leur moelle d’être. Ni notre faculté de les saisir dans leur brûlante humanité puisque cette moelle d’eux, cette réalité intime, est tout à fait semblable, identique à vrai dire, la même. Que la vôtre. Que la mienne.
8 milliards d’habits, un seul corps.
Ah ah.
On aimait penser que le monde était complexe, et le voici d’une simplicité enfantine.
Et ça continue: toute guerre, tout conflit, toute détresse, tout sentiment de solitude, est une fabrication née de cette simple illusion –douloureuse et profonde, mais illusion quand même, illusion collective tétée avec le lait maternel depuis le début de l’humanité: nous sommes séparés, nous sommes différents, Un contre Tous.
Il ne s’agirait donc que de déconstruire cette présomption de séparation et de différence, pour que les autres redeviennent ce qu’ils ont toujours été: une forme inattendue de moi-même.
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Quand cette intuition a traversé le vide que je suis, tonnerre et éclairs, l’écriture a fait un saut quantique et la voie s’est dessinée toute seule, nette comme une mission.
Je me suis dit qu’écrire est un privilège, et que les privilèges doivent servir.
Je me suis dit que l’écriture n’est rien de moins qu’une entreprise de réunification, que mon écriture s’attaquerait aux frontières, à toutes les frontières illusoires entre les autres et moi.
Rien de moins.
Une fois les frontières abattues, que me resterait-il à écrire?
La beauté.
L’écriture en tant que célébration de la joie d’être au monde, avec ses piquants, ses chiasses, ses roses.
L’écriture exaltant le miel de la vie plutôt que son amertume.
L’écriture participant à la beauté du monde, l’écriture allumant la beauté chez celui qui la fait, chez celui qui la lit.
Car, bien entendu, il n’y aura toujours que la beauté pour sauver le monde, sans cesse, sans cesse.