Recension : Bonn, Charles, Chatti, Mounira et Khadda, Naget (Dir.) (2023). Le théâtre des genres dans l’œuvre de Mohammed Dib. Presses Universitaires de Rennes (PUR)

Larissa Daiana Luica / Université de Bucarest / Roumanie

L’année 2020 a marqué le centenaire de la naissance de l’écrivain algérien Mohammed Dib, anniversaire qui aurait dû être célébré par l’organisation d’un colloque international à Cerisy. Le contexte sanitaire n’ayant pas permis le regroupement des chercheurs cette année-là en France, le colloque a été reporté pour l’année suivante et s’est vu donner un format hybride afin de permettre la participation des spécialistes de l’œuvre dibienne de partout dans le monde. L’ouvrage qui fait l’objet de cette récension est paru à la suite de ce colloque en 2023, dans la collection Interférences des Presses universitaires de Rennes, sous la direction de Charles Bonn, Mounira Chatti et Naget Khadda et avec la collaboration d’Assia Dib.

L’œuvre de Mohammed Dib est l’une des plus complexes de la littérature algérienne francophone et des littératures francophones en général, s’étendant sur plusieurs décennies depuis la parution en 1952 de son premier roman La Grande Maison et jusqu’à sa mort en 2003, incluant aussi quelques publications posthumes. Comprenant romans, poèmes, littérature pour enfants, essais et pièces de théâtre, cette œuvre ne cesse de susciter encore le vif intérêt des chercheurs qui y trouvent une matière de recherche profonde, versatile et toujours surprenante. L’évolution des thématiques, des personnages, du style, de la réflexion incessamment renouvelée concernant le travail créatif sont la preuve de cette l’importante complexité de l’écriture et des écrits dibiens dans le paysage littéraire francophone.

Se donnant comme thématique générale « le théâtre des genres », le volume assume la double interprétation de ces deux mots : d’un côté, d’abord le théâtre en tant que genre littéraire, ainsi que le théâtre comme travail de théâtralisation sous-tendant toute l’œuvre de Dib, que l’on parle de roman, de poèmes ou d’essais. De l’autre côté, les genres se déclinent entre le sens que l’analyse littéraire leur donne, à savoir les dispositifs littéraires d’expression d’un auteur, et celui que les études de genre enseignent. Les combinaisons de ces acceptions des termes ont donné lieu à des articles mettant une lumière différente sur l’écriture dibienne longtemps vue comme tributaire de la décolonisation.

Le volume comprend 14 articles distribués en 4 parties et suivis d’une cinquième partie composée de documents iconographiques mis à disposition par Assia Dib, accompagnés pour certains de la transcription ou des commentaires.

La première partie de l’ouvrage, Ouverture, accueille les articles signés par Naget Khadda et Réda Bensmaïa. Sous le titre « D’un genre à l’autre : vers une esthétique de l’abstraction dans le texte dibien », Naget Khadda, grande spécialiste de l’œuvre de Dib, nous livre une réflexion sur la façon dont la tradition orale de la culture algérienne s’est fait une place indéfectible à travers toute l’œuvre de cet écrivain, depuis ses débuts et jusqu’aux écrits tardifs. Cette oralité transposée dans une écriture romanesque, genre éminemment occidental, s’y est non seulement intégrée pour répondre à des attentes d’un public diversifié, mais a réussi à travailler cette matière et à la remodeler, en s’appropriant en même temps la modernité littéraire européenne. Naget Khadda l’explique très bien :

Dès lors, son écriture que l’on dirait de pure lignée française par le phrasé de sa langue qui coule de source, s’avère mue par la scansion d’une autre langue et ne saurait être lue en faisant abstraction de la psalmodie coranique qui la nimbe. […] A cet égard, il rappelle que le signe nous est venu avant la parole et il en fait le garant de sa mémoire ancestrale, sans renoncer aux formes avant-gardistes des arts occidentaux. (Khadda, pp. 27-28)

La chercheure prend des exemples de l’œuvre dibienne à différents stades de son évolution littéraire pour nous montrer la capacité de l’auteur de manipuler le genre romanesque en y introduisant des éléments de l’oralité orientale afin de lui donner des formes subversives plus à même d’interroger le monde.

Partant d’un écrit dibien encore assez peu étudié, à savoir Le désert sans détour, Reda Bensmaïa s’applique à étudier dans son article « Faire feu de tout genre : le pas philosophique de Mohammed Dib » la façon dont l’écrivain inscrit dans son œuvre une réflexion philosophique propre tout en inscrivant son écriture dans les plus récents courants philosophiques. Cette double volonté conduit à une complexité propre à Dib qui fait que ses œuvres ne puissent jamais être casées dans un seul genre littéraire. Le désert sans détour est, selon Bensmaïa, « méditation philosophique et théâtre de l’impossible jumelés. » (Bensmaïa, p. 39), fondés sur une logique du paradoxe qui remplace chez Dib les dichotomies binaires nous servant d’habitude à construire le sens.

La deuxième partie du volume, intitulée Jouer avec tous les genres, s’ouvre avec l’article signé par Mounira Chatti qui, elle, s’attache à l’étude du volume de nouvelles Simorgh, l’une des œuvres tardives de Mohammed Dib et y décèle, à travers la réactualisation des deux mythes, l’un oriental, celui de Simorgh, l’autre occidental, celui d’Œdipe, comment l’écriture dibienne joue constamment avec l’intertextualité, le palimpseste, le pluridisciplinaire, mais aussi avec la traversée des territoires, notamment symboliques, montrant comment les mythologies s’imprègnent les unes les autres pour créer un héritage patrimonial immatériel qui dépasse de loin l’ethnocentrisme européen.

Dans la continuation des études sur l’œuvre tardive de Dib, qui semble le plus mise à l’honneur dans ces Actes, Charles Bonn étudie dans « Mise en scènes des langages dans Le sommeil d’Eve et Neiges de marbre », deux des romans clairement sous-tendus par une inspiration autobiographique. Selon Bonn, Mohammed Dib met en place une théâtralisation des langages, d’ailleurs multiples, pour relever la relation à la fois immuable et sans cesse renouvelée entre la parole et son objet. L’autobiographie lui offre l’espace propice pour ce faire, car on « devine aussi avec force le jeu du cacher-montrer de l’autofiction » (Bonn, p. 60). L’ambiguïté entre les principales instances d’une écriture autobiographique, l’auteur et le narrateur, est visible chez Dib par le système de récits parallèles mis en place, tout en n’oubliant pas que l’auteur fait de la parole en soi une sorte d’instance qui participe, non pas seulement à la description, mais à l’avancement de l’action.

Regina Keil-Sagawe étudie dans son article « «Lyyli… des 4 saisons» Les correspondances du genre, entre poème et prose, peinture et traduction », un manuscrit dibien inédit qui lui a été remis par l’auteur lui-même. Elle suit la trajectoire, à travers l’œuvre de l’écrivain, du personnage Lyyli Belle qu’on peut retrouver, avec quelques variations d’orthographe du nom, dans différents volumes et sous différentes « identités » depuis 1990 et jusqu’en 2007. Ce jeu d’identités ne fait que mettre en valeur l’importance de ce personnage qui traverse le temps et les genres : romans, contes, poésies, comptines et devinettes. Lyyli est ainsi un symbole du brassage culturel, le lecteur pouvant y deviner, même avant le témoignage explicite de l’auteur « Moi enfant, voilà ce qu’elle est », un alter-ego de l’écrivain.

Si plusieurs articles ont déjà rappelé le fait que Mohammed Dib s’appuie souvent sur les langages propres aux arts visuels, et notamment à la peinture, la troisième partie de ces Actes de colloque est dédiée justement à ce sujet : L’écriture poétique et l’importance du visuel. Dans l’intervention ayant pour titre « «Au commencement est le paysage». Les paysages visuels et sonores de Mohammed Dib », Maya Boutaghou étudie trois œuvres poétiques de Dib sous l’angle d’une utilisation de la langue française comme véhicule servant à un voyage intérieur vers des lieux réels ou symboliques enfouis dans la mémoire. La langue donne à voir et à entendre, son pouvoir expressif dépendant justement d’une capacité de l’écrivain à capter l’image et à la capturer dans le juste mot. Plus encore, le mot doit se faire transmetteur de parole, car faire passer les images auditives par l’écrit est une entreprise moins simple. Si Dib peut associer à ses poèmes des photos, et il le fait d’ailleurs – dans « un désir de transparence du monde » (Boutaghou, p. 91), là où le mot ne lui est pas suffisant –, pour les paysages sonores, il réussit l’exploit d’exprimer un signifiant acoustique à travers un signe écrit soumis lui aussi à une traduction plus ou moins consciente, depuis la sonorité de la langue maternelle à l’image graphique du français écrit.

Dans la même lignée, Lamia Oucherif s’attaque à l’étude de « L’écriture du «visuel» ». Le point de départ de sa réflexion est une déclaration de l’écrivain dans L’Arbre à dires : « […] je suis un visuel, un œil ». Mohammed Dib s’est construit une conception de l’écriture dans laquelle le rapport entre « le visuel » et le monde est fondamental. A partir de la nouvelle La dalle écrite et en passant par des exemples extraits de plusieurs œuvres de Dib, Lamia Oucherif nous montre que ce « visuel » revêt un sens beaucoup plus large, celui d’« artiste », et que le langage poétique qui prend en compte la complexité du monde à travers ses sensations n’est que le moteur d’une libération symbolique du fardeau des émotions réprimées.

Par la suite, dans le dernier article de cette troisième partie, « L’œil cosmique et l’ouïe. Hypostases dibiennes », Manel Zaidi Ait-Mekidèche replace le visuel dans le tandem qu’il constitue, à travers toute l’œuvre dibienne, avec l’ouïe. En prenant appui sur le paysage désertique tellement cher à Mohammed Dib, notamment dans L’infante maure et Le désert sans détour, la scientifique montre pertinemment comment les deux sens s’entraident dans le processus de génération de sens. En effet, la récitation prend une importance capitale dans ce dispositif d’expression du monde ; Dib joue avec le triptyque chose, son et signe, dans une quête incessante de la meilleure façon de restituer le monde dans son entière complexité. Le verbe comme instrument de nomination des choses se voit attribuer une utilisation sacrée, dans un sens religieux et pas seulement.

La quatrième partie de l’ouvrage recueille sous le titre L’oralité et le théâtre six contributions. D’abord, Guy Basset, dans « Le tissage des traditions » étudie la manière dont les contes, se faisant représentants de la tradition orale algérienne, traversent plus ou moins visiblement toute l’œuvre de Mohammed Dib. Qu’ils lui servent de sources d’inspiration pour la création fictionnelle, qu’ils fassent intrusion tels quels dans la trame des récits, ou bien qu’ils se constituent en recueil, les contes sont pour Dib le signe de sa participation à une tradition, en même temps qu’une réactualisation de cette même tradition pour l’inscrire dans la modernité. Le chercheur met en évidence, avec pertinence et application, les liens qui existent entre les contes utilisés : la reprise d’un même récit avec des variations sur la fin, des personnages récurrents, des thématiques qui ressurgissent et qui sont remaniées, tout cela se constitue dans un fil rouge qui traverse l’œuvre dibienne et qui participent de son unicité dans le paysage littéraire francophone.

Hanane Laguer nous livre dans son article « Théâtralité du geste dans L’infante maure : outil de scénarisation de l’oralité » une analyse du roman cité sous l’aspect de la participation du corps à une théâtralité du récit romanesque qui le rend non seulement plus expressif, mais, en même temps, plus proche de la même tradition orale dans laquelle Dib a inscrit son écriture. Le personnage de Lyyli Belle crée dans ce roman un monde à elle, aidée par le rêve et l’imagination, ces derniers étant convoqués par l’intermédiaire de la voltige et de la danse, d’où l’importance capitale de la gestuelle. Le langage lui-même devient plus rythmé, imposant ainsi au lecteur une lecture qui le fait entrer dans un monde mystérieux, inconnu, chargé significations ancestrales. Tel que le conclut Hanane Laguer : « Maniant avec dextérité les bons outils, Mohammed Dib se fait alors metteur en scène et réalisateur de la tradition orale, désormais inscrite dans son œuvre romanesque. » (Laguer, p. 136)

Ce même lien entre les genres, à savoir le théâtre et le roman, est au centre de la contribution d’Amel Maafa, « De la polyphonie théâtrale à la narration romanesque. Le cas de Mille hourras pour une gueuse et de La Danse du roi ». Entre les deux écrits le lien a été dès le début indéniable : la pièce a été vue comme une adaptation du roman, alors que les études récentes sur les manuscrits dibiens ont relevé l’antériorité de la pièce sur le roman. De même, les deux s’inscrivent dans une tendance de l’auteur vers le surréalisme de l’époque : « […] l’auteur instaure […] une esthétique surréaliste moyennant une technique polyphonique qui exploite l’ambiguïté et le conflit du sens. » (Maafa, p. 141) Prenant appui sur la conception que Bakhtine donne à la polyphonie littéraire, Maafa nous fait voir comment Dib fait jouer dans ces œuvres plusieurs voix des consciences sans se les approprier, mais les laissant gagner leur autonomie par rapport à la voix auctoriale.

La pièce La fiancée du printemps fait l’objet du travail d’Hervé Sanson, sous le titre « La nébuleuse de La fiancée du printemps. Construction et déconstruction du mythe ». A travers l’étude de plusieurs versions de cette pièce, fruits du travail dibien d’élaboration créatrice, Hervé Sanson ressort encore une fois l’importance que Dib a donné aux mythes et à leur réécriture. Le chercheur montre que cette réécriture existe chez Dib dans les deux sens du mot : réactualisation du mythe pour le faire réapparaître dans le présent (de la narration et pas que), mais aussi entreprise de l’auteur de retravailler constamment sa création, la remanier, l’approfondir et l’améliorer, à travers des versions successives de la pièce étudiée. Le jeu de construction et déconstruction à l’œuvre sert à mettre en valeur, autant pour l’auteur que pour le chercheur, les différentes strates qui forment la structure du mythe et qui sont réactualisées sous forme théâtralisée.

Dans l’avant-dernière contribution de ce volume, Zineb Ali-Benali applique les études de genre à un corpus de trois romans de Mohammed Dib : Qui se souvient de la merLa danse du roi et L’infante maure. Dans « Le genre comme construction dans l’œuvre dibienne. La voie du poème », Zineb Ali-Benali étudie les personnages féminins sous l’angle de leur fonction d’acteurs du récit, en utilisant la poétique dibienne : la restructuration et la reconstruction d’un monde nécessite, dans l’œuvre de Dib, une dimension féminine qui est avant tout celle de la poésie, du rêve et de l’imagination, tissant des liens entre des mondes autrement tellement différents.

Lucy Stone McNeece clôt la suite de contributions par un article intitulé « L’écriture de Mohammed Dib : la plume comme un pinceau ». Dans la même veine que la contribution précédente, Lucy Stone McNeece montre comment la poétique dibienne est mise sous le signe du féminin, participant ainsi à rompre les oppositions traditionnelles et à donner à la pensée de points de vue autres. La manière dont Dib fait fonctionner ensemble des genres littéraires différents, rompant avec les conventions établies, s’inscrit dans cette volonté dibienne de faire une révolution, en empruntant la voie douce mais efficace de cette poétique sous le signe du féminin. Stone McNeece dit d’ailleurs, en rapport avec le récit Cours sur la rive sauvage : « Le féminin insuffle dans ce récit des effets de langage qui montrent au narrateur l’impossibilité de sa quête de comprendre le mystère, tout en lui montrant qu’il en fait partie. » (Stone McNeece, p. 183)

La cinquième partie de ce volume est constituée d’une sélection de documents iconographiques mis à disposition par Assia Dib et qui nous laissent voir la profusion de fragments manu- ou tapuscrits que nous a laissés Mohammed Dib, la preuve, si besoin était encore, d’un travail appliqué, d’une imagination gigantesque et d’une construction progressive mais stable d’une pensée littéraire, créatrice et philosophique qui fait que l’œuvre de Mohammed Dib donne et donnera certainement encore matière à étudier pour les critiques intéressés à la francophonie littéraire.

La conclusion appartenant aux trois coordonnateurs du volume reprend et résume la façon dont toutes les contributions se sont approprié la thématique du colloque pour faire ressortir des perspectives nouvelles ou bien, pour certaines, renouvelées par l’application des théories récentes. L’actualité de l’œuvre littéraire de Mohammed Dib n’en ressort que plus clairement.

Le théâtre des genres dans l’œuvre de Mohammed Dib met à l’honneur l’écrivain algérien dont l’œuvre est tellement complexe qu’elle s’inscrit avec facilité dans la contemporanéité, en se prêtant, par le mélange de langages, de genres, de traditions, par le recours à des réactualisations des éléments de l’héritage immatériel, à des analyses dépassant le champ purement littéraire. Le volume ouvre en même temps de pistes de réflexion qui pourront certainement se concrétiser dans d’autres travaux, individuels ou collectifs. 


Larissa Daiana Luica. Chercheuse au Centre Régional francophone d’Etudes avancées en sciences sociales (CEREFREA Villa Noël) de l’Université de Bucarest et enseignante à la Faculté de Langues et Littératures étrangères, Département de Langue et Littératures françaises. Elle est titulaire d’un doctorat en littératures française, francophones et comparée à l’Université Bordeaux Montaigne depuis 2013 et auteure de l’ouvrage Autobiographie et pseudo- autobiographie dans l’œuvre de Driss Chraïbi. Elle a participé ou fait actuellement partie de l’équipe de plusieurs projets de recherche sur les littératures francophones du Maghreb et du Machreq, sur les études de genre ou sur les discriminations. Ses intérêts de recherche s’articulent, entre autres, autour des littératures francophones, de l’autobiographie, de l’écriture féminine, des représentations des conflits, des bandes dessinées et des études de genre.